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nous servir de guide ; je dis nous, car j’acceptai les propositions que me fit don Luis de me joindre à lui.

Don Eugenio en était là de son récit, quand je crus devoir l’interrompre pour lui montrer une forme encore incertaine qui commençait à poindre à l’horizon ; peu à peu cette forme se dessina plus nettement, et nous distinguâmes une mule qui trottait vers nous, portant sur son dos un personnage plus semblable à Sancho qu’à un cavalier des pampas. Il avait un chapeau blanc et une longue veste grise qui ne cachait ni pistolets, ni ceinturon de sabre. Quand il mit pied à terre, un léger sourire effleura les lèvres du Pincheyra, et tous les gauchos s’écrièrent : El molinero (le meunier) ! Pour ces gens à demi sauvages, qui ne vivent que de viande, un meunier est une espèce d’homme assez inutile. Il est vrai aussi que la figure du nouveau venu, à la différence de leurs faces balafrées de coups de couteau, respirait la plus parfaite bonhomie. Don Eugenio lui tendit cordialement la main, et me le présenta sous le nom de M. Jean, Provençal de naissance et meunier de profession. — Monsieur que voici, ajouta-t-il, fit partie de l’expédition en qualité de directeur des fourneaux que nous emportions à dos de mulet pour essayer les métaux dans la montagne.

— Hélas ! oui, répliqua Jean ; je ne savais plus que devenir. Dans ces pays, il y a bien des moulins à eau et pas un moulin à vent, précisément le contraire de ce qui a lieu en Provence, où l’eau est rare. Accoutumé à tendre mes toiles sur les hauteurs, je m’ennuyais à périr dans les ravins où ces gens-là vont établir leurs usines, et puis, monsieur, quels mécréans que ces hommes toujours armés de sabres et de couteaux ! Ils tuent un chrétien comme un ortolan. Seriez-vous venu aussi chercher fortune par ici, monsieur ? ajouta M. Jean en se tournant vers moi.

— Non, répondit don Eugenio ; monsieur est en route pour le Chili, et je lui contais notre expédition. — Puis, reprenant son récit : — Nous partîmes un peu tard, continua-t-il, parce que l’armée avait de grands préparatifs à faire, et l’arrière-garde, avec laquelle nous marchions, composée des femmes, des enfans, des bagages et des troupeaux, s’avançait avec une lenteur désespérante. Au passage des rivières, il fallait démonter les chariots, et former, avec les roues et la caisse, des radeaux sur lesquels on pût transporter tout cet embarrassant attirail. Mon rôle d’aide-de-camp me laissait en partie la responsabilité de ces travaux. Jean m’aidait de son mieux, car il est bonne créature, et don Luis, absorbé dans ses projets, attendait avec une impatience extraordinaire le moment où il abandonnerait le commandement de cette arrière-garde, que Quiroga lui avait confiée, pour se jeter dans la Cordilière.

Ce moment arriva enfin ; j’avoue que je le vis venir avec une certaine