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Vicente, car c’était bien le Pincheyra que la dépêche officielle avait signalé, alluma rapidement sa mèche de coton, prit un cigare que lui offrit don Eugenio et se recoucha auprès de nous.


III.

Le lendemain matin, tandis que les tranches de bœuf destinées au déjeuner rôtissaient devant le feu, nous nous promenions dans la direction des montagnes. D’énormes condors, qui sont aux aigles ce que les Andes sont aux Pyrénées, descendaient vers les plaines pour y chercher la pâture qu’ils ne trouvaient plus dans la Cordilière, couverte de neige. Nous espérions apercevoir à l’horizon le gros de la caravane que don Luis ramenait des mines ; mais rien ne paraissait encore, et nous revînmes au camp nous asseoir près du Pincheyra, qui se chauffait au soleil les deux mains appuyées sur son sabre. Il portait une casquette, ou plutôt une espèce de toque sans visière d’origine espagnole, et un poncho bleu fort propre, pareil à celui des artilleurs de Buenos-Ayres. Il y avait en lui du soldat et du brigand, A sa physionomie régulière et belle, on l’eût pris pour un Andalou de Vejer ou de Tarifa.

— Il me reste à vous raconter, me dit don Eugenio, comment cet homme se trouve ici. Notre compatriote, M…, ou don Luis (car on ne lui donne pas d’autre nom dans ce pays), officier d’artillerie sous l’empire et compromis pendant les événemens de 1815, quitta la France à la rentrée des Bourbons. Sa mauvaise étoile le conduisit sur les bords de la Plata, où ses connaissances variées semblaient lui promettre un brillant avenir. Comme beaucoup d’autres, il ne rencontra sur cette terre de liberté que d’amères déceptions. D’essais en essais, il arriva jusqu’à Mendoza, où il établit une distillerie, et le succès de son entreprise paraissait assuré, quand la guerre civile vint une fois encore renverser ses projets. Dévoré d’ennui et cherchant à appliquer ses connaissances à quelques grands travaux, il tourna sa pensée vers l’exploitation des mines abandonnées depuis la retraite des Espagnols. Réveiller cette industrie lucrative dans des provinces ruinées, c’eût été y répandre la richesse et la vie.

Sur ces entrefaites, don Facundo Quiroga, dont le triomphe du parti fédéral assurait la toute-puissance, établit son quartier-général à Mendoza. Cette ville fut le lieu qu’il choisit pour diriger l’expédition contre les Indiens, dont il était commandant en chef. Et remarquez que ce soulèvement des sauvages pamperos coïncidait avec les dernières campagnes des Pincheyras. Vous aurez entendu dire que ce sont des Espagnols qui aujourd’hui encore conduisent les Indiens au pillage, car on les accuse de tout ici ; ce qu’il y a de vrai, c’est que des déserteurs échappés du camp de don Pablo ont réveillé dans l’esprit de ces démons le