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moyennes, où on n’a pas tardé à la voir pousser de tous côtés des jets vigoureux.

Pouchkine était la plus vive expression de la littérature de son temps ; mais tous les membres de cette littérature appartenaient généralement à l’aristocratie. C’étaient de nobles descendans des vieux boyards ; ils possédaient terres et vassaux, ils étaient comtes et princes, et, si quelques-uns ne se distinguaient que par leur esprit, ils n’en faisaient pas moins partie de la classe privilégiée, à laquelle ils étaient agrégés, comme Karamsine, par exemple, à qui son grand talent d’historien a donné une si légitime noblesse[1]. Cependant le monopole de la pensée moderne ne pouvait demeurer long-temps l’apanage exclusif d’une caste ; aussi ne tarda-t-on pas à voir naître à Pétersbourg et à Moscou, à côté de la littérature aristocratique et du vivant même de Pouchkine, une littérature dont les représentans appartenaient à la classe moyenne, à celle des employés, de ceux qui sont destinés à former un jour le tiers-état du pays, et qui le forment réellement aujourd’hui à un certain point de vue.

Cette nouvelle armée littéraire, qui ne tarda pas à entraîner l’ancienne dans ses rangs, ne naquit pas à l’improviste, sans cause ni antécédens directs. Pouchkine avait donné l’impulsion, mais il restait à entretenir et à diriger le mouvement. Le ministre actuel de l’instruction publique en Russie, le comte Ouvaroff, se chargea de cette tâche. La mission était belle et difficile ; M. Ouvaroff la comprit et ne lui fit point défaut. La vie, l’émulation, la confiance, furent les premiers bienfaits que lui. dut l’enseignement public. Homme d’état habile et par-dessus tout homme d’esprit et de savoir, connu par d’excellens ouvrages qui touchent à tous les domaines de la pensée[2], le comte Ouvaroff était plus que tout autre propre à ranimer l’enseignement, dont il comprenait bien la valeur, et il lui était facile de s’entourer d’hommes instruits propres à le seconder. Il commença donc l’œuvre de la régénération de l’enseignement, dont il élargit les limites en lui donnant des bases nationales. La révolution fut bientôt complète. Les universités russes se transformèrent, la vie y coula à pleines veines. La jeunesse y afflua de tous les points de la société. On vit le fils du chancelier de l’empire, celui du grand-maréchal de la cour coudoyer sur le même banc le fils du simple affranchi. Pour la première fois, les classes se trouvèrent mêlées en Russie, et elles apprirent à se connaître dans les luttes pacifiques de l’intelligence. Une émulation vive et continue se manifesta. Les étudians des rangs inférieurs comprirent, avec

  1. Karamsine n’était qu’un pauvre fils de prêtre : sa famille fait actuellement partie de la haute société de Saint-Pétersbourg.
  2. Voyez, entre autres, les Études de critique et de philologie, Paris, 1846, où se trouvent réunis la plupart des écrits de M. le comte Ouvaroff.