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qu’ils étaient venus tout exprès pour conclure certaines affaires avec don Luis ; quant à moi, que rien ne pressait, je prenais mon mal en patience, et d’ailleurs, dans les villes espagnoles de l’Amérique du Sud, de l’intérieur surtout, il existe une simplicité de mœurs, une franche cordialité, qui charment et attirent pour peu que l’on soit jeune et disposé à ne voir que le beau côté des choses.

Depuis un mois, nous habitions Mendoza, quand un matin, une heure avant le jour, de violons coups de marteau qui ébranlaient la porte nous éveillèrent en sursaut - Quien es ? qui va là ? cria don Eugenio, dont la fenêtre donnait sur la rue. — C’est moi, c’est l’intendant de don Luis, répondit une voix haletante, j’apporte une lettre pour vous. — Le gaucho entra dans la cour et sauta à bas de son cheval, qui fumait littéralement comme si on l’eût trempé dans une chaudière ; il tira de sa ceinture une lettre datée du fort San-Carlos la veille au soir, c’est-à-dire qu’en relayant une seule fois le cavalier venait de parcourir trente lieues espagnoles en dix heures, De cette dépêche il résultait que don Luis vivait encore, qu’il ramenait les débris de son expédition, et que nous le verrions le surlendemain, si la fatigue ne l’obligeait pas à s’arrêter en route.

— Écoutez, me dit don Eugenio, je vais aller au-devant de notre compatriote ; nous nous sommes quittés dans des circonstances telles que je sens le besoin de faire ma paix avec lui. Je vous conterai cela quelque jour.

— Pas plus tard que ce soir, lui répondis-je, car, si vous voulez bien le permettre, je vous accompagnerai. Il est assez naturel que j’aille saluer celui dont j’habite la maison depuis plusieurs semaines.

Après avoir sellé de bons chevaux, nous partîmes. Un temps de galop non interrompu nous conduisit jusqu’à une hacienda située au pied de la Cordilière, à douze lieues de Mendoza. L’avant-garde de l’expédition de don Luis y était déjà arrivée ; elle se composait d’une douzaine de gauchos aux physionomies peu rassurantes, aux vêtemens en lambeaux, aux armes rouillées, et d’une troupe de chevaux qui tous portaient sur l’épine dorsale une blessure plus large que la paume de la main. Comme la température était assez froide, tout ce petit camp se mouvait aux rayons du soleil couchant, derrière l’hacienda, s’abritant ainsi contre la brise de sud-est[1], qui gémissait dans les hautes herbes. Les troupeaux se rassemblaient autour de la ferme, sous la conduite de cavaliers drapés dans des ponchos rouges, qui traversaient l’espace avec une incroyable rapidité ; quelques femmes au

  1. Il ne faut pas oublier que nous sommes dans l’hémisphère sud, où le vent de sud-est est le plus froid.