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REVUE. — CHRONIQUE.

Peut-être, au rebours de M. de Lamennais, a-t-il un peu trop diminué la portée politique du Traité de la Servitude : « La Boétie, dit-il, ne fut pas l’ennemi des institutions antiques de son pays… Nous pouvons en croire là-dessus le témoignage que lui a rendu son ami, qui l’avoit connu jusqu’au vif. On sait qu’il a déclaré que jamais aucun citoyen ne fut plus soumis aux lois et plus ennemy des nouvelletes qui troublent les états. Si l’on s’est armé de son noble enthousiasme et de ses paroles éloquentes pour combattre la monarchie, ce n’est que lorsqu’il ne pouvait plus démentir ceux qui le méconnaissaient et abusaient de son patriotisme. » Le témoignage de Montaigne me semble ici de peu de poids ; Montaigne, comme éditeur de la plupart des ouvrages de La Boétie, se trouvait un peu responsable des doctrines qu’ils contenaient. Fort circonspect, fort ami de son repos, on peut croire qu’il a voulu diminuer cette responsabilité, que les protestans rendirent plus lourde encore, en s’emparant du livre de La Boétie comme d’une arme contre le pouvoir qui les persécutait. Si, pour décider cette question, l’on se borne à l’examen même du Traité de la Servitude, je doute que l’impression du lecteur soit conforme au jugement énoncé par M. Feugère. Dans cette longue et violente déclamation contre les tyrans, c’est à peine si une phrase, une restriction prudente en faveur des rois de France, viennent atténuer l’énergie, l’exagération même dont les paroles de La Boétie sont empreintes. Je sais que, dans cette haine contre l’a tyrannie, il y a bien des souvenirs et des imitations de l’antiquité ; que ce républicanisme est peut-être aussi littéraire que politique, et que, comme beaucoup de savans de tous les temps, La Boétie, très hardi en théorie, était peut-être assez résigné dans la pratique. Cependant Montaigne ne nous dit-il pas que son ami eust mieulx aimé estre nay à Venise qu’à Sarlat, et avecque raison ? Je ne m’explique pas trop ce goût singulier pour l’odieuse oligarchie de Venise ; du moins cela ne me rassure guère sur les sentimens monarchiques de La Boétie. Comme il n’y a point dans le Traité de la Servitude d’autre principe politique qu’une haine violente contre l’autorité d’un seul, il est assez difficile de déterminer à quelles limites s’arrêteraient les réformes rêvées par l’auteur. Au reste, le spectacle des maux que la France endurait alors excuse assez cette âpre indignation. Les atrocités dont Montluc se vante, les turpitudes que Brantôme raconte avec complaisance, expliquent et justifient La Boétie. C’est là le meilleur commentaire historique du Traité de la Servitude volontaire, et, en lisant ce commentaire, j’ai peine à croire au dévouement sincère de La Boétie pour ces institutions antiques qui autorisaient tant d’infamies.

Outre ce traité, la nouvelle édition contient différens ouvrages en prose, des poésies latines et françaises. On ne saurait reprocher à M. Feugère d’avoir voulu être trop complet et d’avoir montré trop de respect pour les moindres productions de son auteur : comme André Chénier, comme Vauvenargues, La Boétie est mort sans avoir rempli sa destinée ; son génie valait mieux encore que ses eeuvres, et c’est uniquement rendre justice à sa mémoire que de réunir tous ces essais qui nous révèlent ce qu’il aurait pu être, toutes ces reliques qu’ayant déjà la mort entre les dents, il, confiait à Montaigne avec une si amoureuse recommandation. On sait avec quelle piété Montaigne recueillit ce funèbre héritage, avec quelle émotion touchante il saisit toutes les occasions de parler de son ami, de sauver de l’oubli cette mémoire qu’il espère emporter avec lui. Il semble que M. Feugère ait voulu s’associer à cette bonne pensée ; les amis de La Boétie lui