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qu’au prix de veilles laborieuses. Les vulgaires esprits seuls peuvent s’imaginer qu’il suffit, pour traduire un poète, de rendre ses vers dans un autre idiome, sans s’inquiéter d’ailleurs de la physionomie, du mouvement, des nuances infinies de la pensée, des mille finesses du style. Or, ce ne sont point là des choses qui aient leur vocabulaire écrit et ce sont pourtant des choses qu’il faut traduire, ou du moins indiquer : elles demandent une intelligence vive et délicate pour les saisir, une plume habile et souple pour les rendre. Pour transporter d’ailleurs dans son propre idiome les richesses d’une langue étrangère, il y a une première condition à remplir ; est-il besoin de la rappeler ? C’est la connaissance parfaite de la langue dont on veut révéler à son pays les richesses littéraires. Qu’on y songe, l’idiome russe est le plus difficile des idiomes européens, il est difficile même pour les Russes qui n’en ont pas fait l’objet d’une étude sérieuse. C’est une langue dont le sens positif varie à l’infini et dont le sens poétique varie encore davantage : langue souple et rude, abondante et imagée, dont l’origine, les accidens, l’esprit, l’allure, les procédés, n’offrent aucune analogie avec nos langues d’Occident. Le traducteur français des œuvres de Pouchkine a échoué pour n’avoir point compris les exigences de sa tâche. Il importe qu’on ne l’oublie pas, une traduction de ce poète exige une connaissance intime et approfondie, non-seulement de la grammaire et du vocabulaire russes, mais des finesses et des bizarreries de la langue ; elle exige aussi un long commerce avec ce génie si original, si en dehors de toute tradition européenne. Tant que cette double condition n’aura pas été remplie, notre pays, nous le disons à regret, ne connaîtra qu’imparfaitement la valeur et l’originalité du poète russe.

Si quelque chose eût pu consoler Pouchkine de l’indifférence du public européen à son égard, c’eût été l’admiration reconnaissante que lui manifestait la Russie. On se plaisait à reconnaître que ce jeune et puissant esprit avait donné à la littérature nationale une féconde et sûre direction : il avait renouvelé, assoupli la langue russe. Il ne fut pas accordé malheureusement à Pouchkine de jouir long-temps de cette satisfaction profonde que donne le sentiment d’une grande tâche accomplie. On sait quelle fut sa mort. Si nous revenons sur ce douloureux événement, c’est parce qu’aucun autre ne met mieux en relief la nature emportée, presque sauvage, du poète.

La beauté merveilleuse de Mme Pouchkine, relevée par le prestige de la célébrité de son mari, lui avait valu dans le monde un accueil flatteur, qui, chez elle, avait éveillé une joie enfantine, et, chez Pouchkine, une sombre jalousie. Quelques propos ne tardèrent pas à circuler, et le monde blâma Mme Pouchkine de ce qu’elle ne savait pas ménager la susceptibilité ombrageuse de son mari. Parmi les jeunes gens qui fréquentaient