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caractère ancien, lui ouvrir les portes des salons, la familiariser avec les tours, les allures animées de la conversation, sans la dépouiller de ses richesses primitives. C’était une œuvre difficile ; M. Gretch, grammairien et philologue distingué, M. Boulgarine, romancier et journaliste ingénieux, la commencèrent. Malheureusement la science de l’étymologiste et l’esprit du romancier furent impuissans. Le premier donna à son pays une grammaire, véritable monument d’intelligence philosophique ; mais jamais une grammaire n’a fait une langue : quant au second, ses efforts furent plus malheureux, en ce sens qu’il dépouilla le russe de ses grandes qualités natives sans lui rien donner en échange, sinon une familiarité souvent triviale. Et pourtant M. Boulgarine est un homme d’intelligence et de savoir ; mais il fut entraîné par une verve satirique qui l’aveugla, et une vogue qu’il eut le tort de prendre pour de la popularité.

La langue russe attendait donc encore l’écrivain qui devait la transformer. Cet écrivain arriva, c’était Pouchkine, et bientôt on la vit, sous sa plume féconde, parcourir avec une merveilleuse facilité toute la gamme des idées nouvelles, s’élevant à la fois aux plus hautes régions de la poésie et descendant aux plus infimes degrés de la familiarité ; ici retraçant la passion folle et brûlante du désert, là aiguisant l’épigramme au trait mordant ; ici passant à l’éloquence, là s’amusant au persiflage. Elle se soumit aux graves exigences de l’histoire, se plia au facile récit du roman, se para de toutes les couleurs, adopta toutes les formes, prit tous les tons, emprunta tous les costumes, et cependant ne cessa pas d’être fidèle à son origine, à son caractère. Pouchkine, comme prosateur, n’obéit à aucun système : la langue était là, il la prit et s’en servit ; son génie fit le reste.

L’empereur Nicolas, qui voulait s’attacher Pouchkine et donner à sa pensée une direction utile et sérieuse, le chargea d’écrire l’histoire de Pierre Ier. Pouchkine accepta cette grave mission ; mais avait-il bien compris tous les devoirs qu’elle lui imposait ? en avait-il au moins la conscience ? Sa plume de poète, toujours si libre quand elle obéissait aux inspirations de la Muse, conserverait-elle cette même indépendance quand il s’agirait d’interpréter l’histoire ? Et lui, dont l’opinion intime s’élevait contre la nouvelle civilisation donnée à son pays, pourrait-il, sans mentir à ses sentimens, écrire la vie du prince qui avait ainsi fait violence au génie slave ? ou, s’il l’écrivait, que devenait le libre exercice de sa pensée, à moins toutefois que les faveurs impériales ne l’eussent déjà asservie ? Le secret de Pouchkine est mort avec lui. Nul ne peut savoir quel eût été le livre qui serait sorti de sa plume : à coup sûr, et nous aimons à le croire pour l’honneur de sa mémoire, ce livre n’eût pas été l’œuvre d’un courtisan. Ce qui est certain aussi, c’est que l’écrivain commença par se livrer aux recherches historiques les plus