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déshérités sous ce rapport que nous ne puissions soutenir honorablement la comparaison avec le XVIIIe siècle et les générations littéraires auxquelles nous succédons. Il suffit de citer les noms de Casimir Delavigne et de Scribe.

Toujours conduit par le chant, comme au temps de Boileau, le vaudeville, genre très aimé du public et très cultivé par les gens de lettres, comme on a pu le voir plus haut, est resté ce qu’il était jadis, indiscret, vif et chanteur. Présenter non pas le tableau, mais la caricature de la société dans ses types les plus vulgaires, abêtir le jeu de mots, idéaliser la niaiserie, vulgariser la vulgarité même, s’élever à l’esprit à force de sottise, faire rire sans qu’on sache pourquoi, vivre quelques semaines et toucher de bonnes recettes, telle est l’esthétique, telle est l’ambition du vaudeville. A l’affût de tous les événemens tristes ou gais, de tous les scandales de la politique et de la galanterie, sentimental, guerrier, sceptique, pastoral, grivois ou vertueux selon son caprice, le vaudeville célèbre, chansonne sonne ou censure la prise de la citadelle d’Anvers, le choléra et les Pommes de terre malades, les journaux et le cirage anglais, les chemins de fer et les planètes nouvellement découvertes, la poudre-coton, les cachemires apocryphes, les Bédouins et les habitans de la lune. Comédie, tragédie, drame, tout a changé autour de lui ; seul il est resté le même, dépensant en véritable enfant prodigue et sans souci de l’avenir tout son esprit et toute sa verve, faisant gaiement son tour d’Europe après avoir amusé Paris, échappant par son humble condition même à la censure des états absolus, faisant rire, comme dans le Gamin de Paris, la haute aristocratie de l’Autriche aux dépens des barons qui se noient[1], et fêté partout, à Londres, à Vienne, à Saint-Pétersbourg. On a dit à l’Académie que, si l’histoire d’un peuple venait à se perdre, on la retrouverait dans son théâtre ; il eût été plus vrai de dire que, si l’on voulait écrire l’histoire anecdotique de la France, les vaudevilles en offriraient tous les élémens.

Les théâtres de musique ne sont pas moins goûtés ; mais, comme ils ne touchent que de fort loin à la littérature, nous n’insisterons pas, et nous nous bornerons à cette simple remarque : c’est que, dans les subventions accordées par le gouvernement à l’art dramatique, ils sont beaucoup mieux traités que les théâtres littéraires ; qu’en admettant même que tous les arts soient frères, il est

  1. Les pièces de notre répertoire ont eu longtemps sur la littérature allemande une notable influence. On imitait au-delà du Rhin nos œuvres dramatiques, comme dans les cours des principicules on singeait notre vieille monarchie en parodiant Louis XIV et Versailles. Aujourd’hui ce n’est plus comme modèles littéraires, mais comme modèles de charpente que nos pièces sont étudiées, et, au lieu d’enseigner l’art, nous enseignons ce que dans l’argot de coulisses on nomme les ficelles. Les Allemands avouent de bonne foi leur infériorité sous ce rapport. Ce qu’ils apprennent encore, outre les ficelles, dans notre répertoire, c’est la conversation, Notre théâtre est pour eux le complément de notre grammaire, une école de dialogue familier, et l’on a vu le Verre d’eau de M. Scribe défrayer pendant plusieurs mois, dans une grave université d’Allemagne, un cours de littérature française. La contexture de nos pièces et le style ou plutôt la langue, voilà tout ce qui nous recommande en Allemagne. Il n’est nullement question de la pensée, de la poésie, en un mot de la valeur esthétique. Du reste, dans ces derniers temps, une réaction sensible s’est opérée contre nous. Les théâtres de Berlin, de Dresde et de Leipzig s’efforcent de ne donner que des pièces allemandes, mais il leur sera difficile de se maintenir Iong-temps dans cette voie, la censure et la décentralisation opposant sans cesse aux écrivains dramatiques des obstacles de toute nature.