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à tour simple et pompeuse, naïve et magnifique ; elle existait avec cette splendide famille de verbes pittoresques exprimant dans un seul terme les modifications les plus variées et les plus fugitives de l’existence et de l’action, avec cette facilité de donner à tous les substantifs l’état de verbe, et d’en varier à l’infini les expressions par la puissance des diminutifs et des augmentatifs. Or, cette langue resta partout la même, dans les campagnes comme dans les villes, sous le toit de l’isba comme sous les lambris du château, et encore aujourd’hui les princes de Russie ne parlent pas d’autre langue que celle de leurs vassaux. Il y a plus, c’est que l’homme des campagnes a conservé à son langage la forme imagée et poétique qu’il a reçue de la tradition, tandis que le seigneur, qui veut plier le sien aux mœurs nouvelles, ne parvient le plus souvent qu’à le vulgariser en le dépouillant de ses richesses originaires.

Nous venons d’indiquer un fait important. Si la langue russe a gardé l’unité de son caractère primitif, si elle ne se divise pas en deux branches, l’une vulgaire et commune pour le peuple, l’autre délicate et recherchée pour le monde, ce fait nous en expliquera un autre, c’est-à-dire pourquoi, lorsque la civilisation européenne fut venue donner des idées comme des modes nouvelles à la Russie, le riche idiome qui lui avait suffi jusque-là ne lui suffit plus. L’esprit de conversation, que le tsar décréta par un oukase en prescrivant les assemblées publiques, où, pour la première fois, les femmes se trouvèrent réunies avec les hommes, avait nécessairement besoin d’une langue exercée à un échange rapide d’idées, à des reparties vives et soudaines. Or, la langue russe se serait embarrassée dans ses métaphores, et les plis de ses larges vêtemens eussent retardé sa marche : on choisit la française. L’idiome national fut donc abandonné au peuple, aux classes inférieures et aux littérateurs, qu’on lisait peu. Toutefois, sous la plume de ces derniers, il commença à perdre de ses qualités propres ; les tournures, les locutions empruntées à notre langue y pénétraient de tous côtés, et l’usage prit à cet égard tant d’empire, que des hommes d’un talent supérieur tels que Karamsine se laissèrent plus d’une fois entraîner par le torrent. L’homme du peuple parla donc un russe plus pur, plus correct, plus pittoresque, plus national que les hommes de lettres eux-mêmes. On comprend pourquoi, lorsque l’esprit de rénovation littéraire eut pris naissance, la nouvelle école fut injuste envers la France, évidemment fort innocente des emprunts maladroits qui lui étaient faits. On remonta à l’ancien russe, et l’on se trouva en présence d’une langue majestueuse, souple, poétique, gracieuse, mais d’une grace naïve et un peu antique. Cette langue était plus jeune que les idées de la nation, plus jeune que la civilisation, qui, comme on sait, avait marché vite. Il fallut donc la plier aux exigences nouvelles tout en lui conservant son esprit originaire, l’assouplir, la façonner aux besoins nouveaux sans toucher à son