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reste, a bien vite accompli ses destinées. La physiologie, qui se produit dans le format in-32 pour se faire acheter, comme les almanachs, par les promeneurs, figure, en 1836, dans la Bibliographie de la France, pour 2 volumes ; elle en donne 8 en 4838, 76 en 1841, 44 en 1842, 15 l’année suivante, et c’est à peine si, depuis deux ans, on en trouve 3 ou 4.

De la physiologie des individus on est passé à la physiologie des villes. On a eu Paris la nuit, Paris à table, Paris dans l’eau, Paris à cheval, Paris pittoresque, Paris bohémien, Paris littéraire, Paris marié ; puis est venue la physiologie des peuples : les Français, les Anglais peints par eux-mêmes ; ensuite celle des animaux : les Animaux peints par eux-mêmes et dessinés par d’autres. Enfin, après avoir épuisé les hommes, les peuples, les animaux, les auteurs de cette sorte de livres, à bout de sujets, ont fini par se peindre eux-mêmes, et nous ont donné la Physiologie des physiologistes.

Ils auraient bien dû nous donner aussi la physiologie du roman, — ce serait le sujet d’un volume, — et le suivre depuis sa naissance jusqu’à sa mort, à travers toutes ses vicissitudes industrielles et littéraires, de la table de travail où il s’improvise en quinze jours à l’échoppe du bouquiniste où il s’étale pour cinquante centimes. Nous aurions su, par cette physiologie pleine de révélations piquantes, comment quelques-uns de nos romanciers, incapables de suffire à la production accélérée qu’ils s’imposent, sont forcés, comme les professeurs à bout de leur répertoire, de se donner des suppléans et de mettre en commandite l’étude du cœur humain ; car cette association, que les saint-simoniens et les fouriéristes ont prêchée pour les capitaux et le travail des bras, les romanciers et les dramaturges l’ont appliquée là où il était peut-être le plus difficile de la réaliser, c’est-à-dire au travail de la pensée. On s’est associé entre hommes de lettres et femmes de lettres, entre maris et femmes. Les hommes se chargent du drame, des passions terribles ; les femmes, des observations fines, des délicatesses du cœur. On ne s’est point contenté de s’associer ; on a pris des commis rédacteurs en les intéressant dans une part des bénéfices, comme les contre-maîtres dans les fabriques ; les choses en sont venues à tel point, qu’un bibliographe a compté pour un seul écrivain, M. Alexandre Dumas, soixante-treize collaborateurs. Les bibliographes désorientés attribuent souvent le même ouvrage à deux ou trois personnes différentes, et les libraires, pour être sûrs de la qualité des produits, imposent aux auteurs avec lesquels ils traitent l’obligation de leur remettre des manuscrits entièrement écrits de leur main. L’écrivain se trouve donc de la sorte réduit au rôle de copiste.

Non content de se produire par les livres, le roman, qui est de nature envahissante, a fait, en 1836, irruption dans le journalisme, et ce nouveau mode de publicité marque une ère nouvelle sans précédens dans l’histoire littéraire, et sous plus d’un rapport vraiment désastreuse : — désastreuse au point de vue des lettres, car le roman-feuilleton, en usurpant la place de la critique sérieuse, a rejeté dans l’ombre une foule de livres recommandables ; il a habitué le public à des émotions de mélodrame, et a pour ainsi dire émoussé en lui le sentiment de la délicatesse et du goût ; — désastreuse au point de vue de la morale, parce que le roman-feuilleton a tout attaqué et souvent tout flétri, la famille, les femmes, les croyances ; qu’il a calomnié la nature humaine et fait peser sur la société une responsabilité qui ne doit retomber que sur la perversité individuelle ; — désastreuse