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comme eux. Quelques-unes de ces prétendues satires, qui rappellent, par la violence et par le style, les jours les plus orageux de la révolution, étaient imprimées dans des ateliers clandestins, et datées de Marathon, l’an premier de la république. Aujourd’hui les épîtres à tel ou tel ministre ont remplacé le pamphlet républicain ; mais, à part la Némésis, les écrits de ce genre n’ont exercé sur l’opinion aucune influence.

La poésie intime, qui ne faisait autrefois que des confidences d’amour, a épuisé dans la littérature moderne, où elle tient une grande place, les confidences de toute espèce. Quoiqu’elle ait souvent dépassé les lakistes dans les minuties de la vie intérieure, témoin les vers A une jeune fille qui me demandait de mes cheveux ; quoiqu’elle se soit laissé entraîner trop facilement vers les infiniment petits, elle ne s’est pas moins constituée, avec MM. de Lamartine et Sainte-Beuve, comme un genre nouveau et éclatant qui appartient tout entier à notre époque ; malheureusement, comme elle répond à la pensée de tout le monde, tout le monde la croit à sa portée ; de là cette immense exhibition d’individualités plus ou moins intéressantes dont on a fatigué le public dans les premières années qui suivirent la révolution de juillet. Il y eut, de ce côté, des exagérations incroyables, mais ici encore l’apaisement est venu vite, et la poésie intime, dégagée des scories romantiques, a pris dans notre littérature un rang qu’elle saura garder.

Vue dans son ensemble, la poésie contemporaine présente les aspects les plus divers ; à chaque instant, les horizons changent, les idées les plus contraires se heurtent, s’entrechoquent, et en quelques années on parcourt, emporté par un tourbillon rapide, l’antiquité, le moyen-âge, la renaissance, l’Europe, le monde entier et l’immense dédale de tous les sentimens humains. Au moment où éclata la révolution politique de 1830, on était depuis long-temps déjà en pleine révolution littéraire, et les novateurs élevèrent des barricades dans les paisibles domaines de l’art, comme les vainqueurs des trois jours en avaient élevé dans les rues. Les deux opinions qui se trouvaient aux prises depuis 1825 se livrèrent un nouveau combat. L’une invoquait exclusivement l’autorité des traditions, l’autre réclamait une liberté sans limites, et les poètes se trouvèrent scindés en deux partis, le parti de l’ancien régime et le parti de la terreur. En 1834, on était en pleine anarchie. On voyait naître chaque jour de nouvelles théories et des vers en dehors de toutes les théories connues. Toutes les aberrations, toutes les témérités inexcusables, l’extraordinaire, le bizarre, l’extravagant, le barbarisme, l’hiatus, l’enjambement boiteux, étaient tour à tour érigés en systèmes. On élevait des temples à toutes les difformités du style et de la pensée, comme les païens en élevaient à tous les vices. On attaquait avec acharnement tous les noms glorieux du passé ; on ressuscitait, pour leur faire une apothéose, tous les poètes inconnus. Ainsi qu’il arrive toujours dans les temps d’émeutes, les gens sages qui se plaçaient, comme les politiques de la ligue, sur le terrain de la modération, qui adoptaient en littérature 89 et repoussaient 93, qui voulaient des innovations, mais des innovations nécessaires, éclairées, sagement conquérantes, ne pouvaient réussir à se faire entendre. Les vieux classiques, qui regardaient des hauteurs du Parnasse le débordement de ce flot immense avec l’effroi des vieux émigrés de Coblentz regardant le passage triomphant de la révolution nouvelle, désespéraient du salut de notre littérature et nous annonçaient la venue