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de la pensée ont contribué plus puissamment peut-être que les intérêts matériels à développer les tendances pacifiques de l’Europe moderne.

Nous venons d’indiquer rapidement l’accueil que la littérature étrangère a reçu en France, et, en effet, nous devions donner à nos voisins la première place pour nous montrer fidèles aux traditions polies de l’hospitalité ; rentrons maintenant dans nos foyers, et visitons d’abord le temple des muses, comme on eût dit en 1820.


II.

La section bibliographique qui comprend la poésie donne en onze ans, de 1830 à 1841, 4,383 éditions de poètes, volumes ou brochures, non compris l’innombrable quantité de vers dispersés dans les journaux et les recueils, les alexandrins tragiques et comiques et les couplets de vaudeville. En supposant chaque ouvrage tiré à 300 exemplaires, chiffre sans doute fort restreint, on trouve en onze ans 1,914,900 exemplaires, soit environ 12,500,000 volumes ou brochures en un siècle. Quoique toujours active, la production dans cette série est fort irrégulière. Ainsi le nombre total des volumes, qui tombe en 1834 à deux cent soixante-cinq, s’élève en 1840 à quatre cent quarante-quatre, et monte, deux ans plus tard, jusqu’à quatre cent cinquante-deux, pour retomber en 1845 à trois cent quarante-quatre. La plupart de ces volumes paraissent en avril ou en mai, comme si les auteurs voulaient, en cas de non succès, se ménager une excuse en répétant que dans ces doux mois les oiseaux qui gazouillent sous les feuilles nouvelles font aux poètes qui chantent à Paris une concurrence déloyale et leur enlèvent leur public.

D’après les chiffres que nous venons de relever, et d’après ce que disent les grands poètes, on pourrait croire que la poésie est aujourd’hui dans son âge d’or, et que jamais la foule n’a prêté à ses accens une oreille plus attentive. Écoutons en effet l’auteur de Jocelyn : « La poésie, dont une sorte de profanation intellectuelle avait fait long-temps parmi nous une habile torture de la langue, un jeu stérile de l’esprit, se souvient de son origine et de sa fin. Elle renaît fille de l’enthousiasme et de l’inspiration, expression idéale et mystérieuse de ce que l’ame a de plus éthéré et de plus inexprimable, sens harmonieux des douleurs ou des voluptés de l’esprit ; après avoir enchanté de ses fables la jeunesse du genre humain, elle l’élève sur ses ailes plus fortes jusqu’à la vérité, aussi poétique que ses songes, et cherche des images plus neuves pour lui parler enfin la langue de sa force et de sa virilité[1]. » Mais, si nous écoutons les poetæ minores et les critiques, ils nous diront que la poésie s’en va, que notre époque est essentiellement prosaïque, et que les cris du forum mettent en fuite les muses effarouchées. M. de Lamartine et les critiques, tout en se contredisant, ont cependant raison chacun de son côté. Notre siècle garde des couronnes pour les poètes vraiment dignes de ce nom, et jamais peut-être la poésie, quand elle a parlé sa véritable langue, n’a éveillé dans les ames de plus sympathiques échos ; jamais elle n’a exercé sur les sentimens d’un peuple une influence plus directe, mais jamais aussi, à aucune autre époque, le public ne s’est montré plus sévère à

  1. Discours de réception à l’Académie française.