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de longues privations, la barbe hérissée, les mains noires de poudre et les baillons teints de sang ; mais son courage était ferme et entier. Il s’arrêtait aux portes de chaque métairie, appelait les jeunes gens par leurs noms et les encourageait à reprendre les armes. Il ne leur parlait pas de la royauté détruite ou de la noblesse abolie, mais de leurs églises où les cloches étaient silencieuses, de leurs villages occupés par des soldats comme une terre conquise, de leur foi déshonorée par la contrainte ou l’insulte. La voix de Jambe-d’Argent, assez forte, quand elle s’élevait, pour dominer tous les retentissemens de la bataille, devenait, au besoin, caressante ; sa parole était comme l’onde, tantôt renversant avec fracas, tantôt pénétrant sans bruit, mais toujours irrésistible. — Quand il voulait causer, répétait avec émotion, trente années plus tard, un de ses compagnons d’armes, Planchenault, dit Coeur-de-Roi, les cœurs venaient se faire prendre comme les petits oiseaux en hiver. Il vous conduisait contre votre volonté, sans qu’on s’en aperçût, et on se demandait ensuite comment cela avait pu arriver. Quand même j’aurais dû mourir pour lui une fois chaque jour, je l’aurais fait sans réclamation et sans me lasser, car j’avais besoin de le voir content.

Comme on le pense bien, Jambe-d’Argent n’en était point venu là tout d’un coup. D’abord confondu avec les autres chouans, il leur avait laissé faire l’expérience de sa supériorité. Il s’était successivement dévoué pour chacun, et tous, avant de devenir ses soldats, avaient été ses obligés. Moustache surtout ne pouvait oublier que, surpris par les bleus sur la route de Cossé, il avait dû à Jambe-d’Argent de revenir sain et sauf et sans déshonneur parmi les siens. Appuyés épaule contre épaule, tous deux avaient traversé, le fusil en joue et au petit pas, les rangs des républicains qui, frappés d’admiration, s’étaient écartés en criant : — Laissez passer les braves ! . — Dès ce jour, l’ancien garde-chasse du marquis de Monteclerc avait dit : — Il faut que tu sois notre chef. Et il ne négligea rien pour préparer à ce choix les autres insurgés.

Les victoires de la Bodiniére, puis de Nuillé, qu’ils durent à Jambe-d’Argent, et la défaite d’Ahuillé, par laquelle ils furent punis d’avoir repoussé ses conseils, décidèrent sa nomination. Ceux qui avaient cherché dans la guerre civile une cocarde pour couvrir leurs crimes osèrent seuls protester. De ce nombre furent Moulins, lâche bandit, instruit à toutes les bassesses dans les égouts de la gabelle, et bon seulement à colporter la terreur au moyen de marches prodigieuses ; Barbier, dit la Risque, Jamois, surnommé Place-Nette, et enfin Mousqueton, cet horrible Quasimodo de la chouannerie, que l’odeur du sang enivrait comme le vin, et qui sabrait les prisonniers à petits coups pour sa réjouissance.

Jambe-d’Argent montra dès-lors l’esprit de conduite qui annonce le chef de parti. Bien qu’il méprisât les hommes qui lui contestaient le commandement, il s’efforça d’apaiser leur mauvaise humeur ; car il