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doit se faire comme nos chouans faisaient la guerre aux bleus, sans calculer les forces ennemies et sans jamais croire qu’on a fini. Chaque fait peut devenir une arme, chaque exemple un buisson derrière lequel on tire un coup de fusil sur l’erreur. Si on ne la tue pas, on lui fait perdre du sang, et, à force de blessures, elle finit par mourir au coin d’un fossé.

L’allusion du vieux prêtre aux guerres royalistes amenait tout naturellement l’entretien à l’objet de ma visite. Je saisis le moyen de transition qui m’était fourni, et j’avouai quelles espérances m’avaient conduit au presbytère.

— Je sais, me dit le vieux prêtre d’un air pensif, vous avez la curiosité de tous ceux de votre âge : ils aiment à promener leur esprit aux bords de ce passé, comme on se promène aux bords d’une côte orageuse, pour admirer les vagues, compter les brisans et entendre le récit des naufrages ; mais ce qui est pour eux une source d’émotions rouvre chez nous de vieilles cicatrices. Il n’est aucun des nôtres qui, en emportant à travers l’incendie sa famille et ses dieux, n’ait laissé derrière lui, comme Énée, quelqu’une de ses affections. Moi-même, pauvre prêtre obscur, je ne puis retourner les yeux sans angoisse vers ces luttes implacables

Quorum pars parva fui.

Je vous raconterai pourtant ce que je sais ; les souvenirs des vieillards sont une part d’héritage qu’ils doivent acquitter de leur vivant.

Nous venions de regagner le salon, où nous trouvâmes nos couverts mis et la table servie. Grace aux ressources du village, Catherine avait réussi à compléter un dîner qui faillit réconcilier mon conducteur avec les prescriptions de l’église. Le curé fit honneur de ce festin improvisé à la bonne volonté des voisins.

— Ah ! je comprends ! dit le meunier en remplissant son assiette après avoir vidé son verre, tout dans notre pays est au service de l’église. Si le Mainiau récolte une primeur, s’il pêche un gros poisson, s’il tue un gibier bien gras, c’est pour le presbytère !

— Mon voisin est trop du pays pour croire cela, dit M. le Bon gaiement. Le Mainiau aime ses curés sans doute, mais il pense que les véritables amitiés se prouvent mieux par ce qu’on reçoit que par ce qu’on donne. Quoi que nous fassions, le salut lui paraît toujours une affaire ; c’est un procès à gagner contre les malins esprits. Nous occupons pour lui en qualité de procureurs du bon Dieu ; mais s’il y a des frais à payer, adieu le client !

Je fis observer à notre hôte que la guerre royaliste dans le Maine avait au moins été une dérogation éclatante à cet esprit de calcul intéressé.