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l’important est moins de faire briller les richesses d’un talent isolé, que de concourir, par une habile gradation de nuances, à l’harmonie générale ? L’ardente Léonor, la mystérieuse Alice, l’enthousiaste Valentine, ne paraîtront-elles pas invraisemblables sous cette enveloppe d’une opulence un peu gênante ? Tous ceux qui se souviennent de la Pisaroni, et combien vite on oubliait, dès la première note d’Arsace ou de Malcolm, l’étrangeté de sa tournure, peuvent réduire à sa juste valeur l’objection élevée contre Mlle Alboni.

Les débuts de Mme Fanny Cerrito ont continué pour l’Opéra cette veine de prospérités. Mme Cerrito était précédée parmi nous par une de ces réputations européennes qui font d’un début à Paris une nécessité et un péril. Puisque les artistes célèbres ne sont décidément bien sûrs de leur renommée qu’après l’avoir fait sanctionner en France, Mme Cerrito ne pouvait se dispenser de se soumettre à cette épreuve, comme s’y est soumise Mlle Alboni, comme s’y soumettra tôt ou tard Mlle Jenny Lind, malgré la répugnance craintive que nous lui inspirons. Il nous semble, après tout, que le public français n’est pas si terrible, et qu’il lui arrive bien rarement d’abuser de son droit de cassation ! Voyez Fanny Cerrito ! Elle n’avait pas fait trois pas sur la scène, que déjà toutes les lorgnettes plaidaient pour elle. Le ballet de la Fille de Marbre, dans lequel elle a débuté, n’est pas précisément un chef-d’œuvre, mais il n’est pas plus absurde que les autres ballets de l’ère diabolique. Aujourd’hui il faut à l’Opéra ce que Mme de Sévigné appellerait de la diablerie ; des démons à la couronne flamboyante, des salamandres aux ailes de feu, des gnomes aux terrifians aspects, comme il lui fallait autrefois des nymphes, des tritons et des amours. Je ne crois pas que sa nouvelle mythologie soit beaucoup plus orthodoxe que l’ancienne ; mais les chorégraphes ne sont pas tenus d’être théologiens. Nous passerons donc volontiers à l’auteur de la Fille de Marbre ses diables et ses génies, et son sculpteur Manassès, descendant un peu apocryphe de Pygmalion et de Prométhée,

Frère aîné de Satan, qui tomba comme lui !


L’essentiel était de fournir un cadre dans lequel pussent se déployer les brillantes qualités de la débutante, et, à en juger par l’enthousiasme des spectateurs, ce but a été pleinement atteint. Mme Cerrito n’est pas une danseuse de l’école idéale, comme Mlle Taglioni, ni de l’école fantastique, comme Carlotta Grisi : avec plus de jeunesse et moins d’art, sa manière se rapprocherait plutôt de celle de Fanny Elssler. Son domaine n’est ni dans les cieux ni dans les nuages ; c’est au monde réel qu’appartiennent ces formes d’une beauté sculpturale, cette fougue sensuelle et nerveuse que rien n’effraie et que rien ne lasse. Mme Cerrito possède une vigueur juvénile, inépuisée, pleine d’imprévu, qui se rit des périls, et aussi, nous le croyons, des règles classiques de la danse ; mais n’en est-il pas, sous ce rapport, des difficultés de l’art comme de celles de la vie, où l’on a dit souvent que les ordonnances n’étaient faites que pour les sots ? Si Mme Cerrito ne danse pas toujours selon les ordonnances, si, dans ses bonds merveilleux, le corps et les bras se mettent un peu trop de la partie, l’ensemble est tellement attrayant, qu’il faudrait, pour s’apercevoir de ce qui manque, être moins charmé de ce qu’on voit : heureux les artistes, heureuses surtout les danseuses, qu’on ne peut critiquer que par réflexion ! Le triomphe de Fanny Cerrito n’a donc pas été douteux. Sans faire mieux que ses rivales, elle fait autrement, et cette différence