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province romaine. La perpétuité de la nation grecque est peut-être le plus étonnant de tous les grands faits historiques. Sa personnalité puissante et vivace a résisté aux conquêtes et bravé les invasions. Rome lui imposa sa loi, mais elle subit l’irrésistible ascendant de son génie. N’ayant plus à combattre, le vainqueur se trouva moins grand. Le sentiment de sa force fit place au sentiment de son ignorance, et il lui fallut se mettre à l’école chez les vaincus. Ici, comme toujours, c’est à l’intelligence que resta l’avantage. Morte politiquement, la Grèce continua d’exister par la pensée. Elle vécut ainsi autant que Rome, plus jeune qu’elle et son élève. Elle vécut même plus long temps, car la Rome véritable avait cessé d’être quand Justinien dispersa les écoles où retentissait la voix et où soufflait encore l’esprit de la Grèce antique. Plus affaiblie au moyen-âge, plus éloignée alors des temps de sa jeunesse et de sa gloire, la Grèce aurait plus facilement pu s’absorber et disparaître dans le sein d’un peuple nouveau. Cependant, même au degré d’obscurité et de misère où elle était descendue, le peu qu’elle avait gardé de sa grandeur passée la maintint au-dessus de ses maîtres sans génie, sinon sans courage. D’ailleurs, le schisme qui lui donna une foi et un culte à part et qui assura la conservation de sa langue, les croisades, qui, loin de la ramener, ne firent que l’importuner ou la blesser dans ses intérêts et dans son commerce, enfin l’ignorance et les excès des princes latins qui occupèrent les diverses parties de la Grèce, devaient rendre à jamais impossible la fusion de la race hellénique avec les nations occidentales.

La Grèce avait donc traversé péniblement, mais toujours vivante, la longue durée du moyen-âge, quand elle tomba aux mains des Turcs. Avant tout examen des faits, on voit que les Turcs ne pouvaient en aucune façon s’assimiler la race grecque, qui leur était supérieure et par son passé dont elle n’avait pas perdu la mémoire, et par son caractère que le temps avait respecté, et surtout par sa croyance. Dans leur aveuglement fatal, les sultans vinrent en aide à ces causes de conservation, jusqu’à les changer en causes de progrès d’abord et de régénération par la suite. Déplacés dans cette Europe pour laquelle ils étaient mal faits, étonnés de s’y trouver et incapables de se mettre en rapport avec elle, parce qu’ils n’en comprenaient ni les langues ni l’esprit, le lendemain même de la victoire, ils furent contraints de composer avec les vaincus, qu’ils redoutaient instinctivement et dont le secours leur était nécessaire. Mahomet II comprit sur-le-champ que, malgré les différences de religion et de langue qui les séparaient, il y avait entre les chrétiens d’Occident et les Grecs des affinités naturelles, et que, du jour où ils se rapprocheraient, sa puissance serait menacée. Il s’appliqua donc à nourrir les vieilles haines qu’avait engendrées le schisme, et, en même temps, il chercha à s’assurer de la fidélité des Grecs par d’habiles concessions ou par des faveurs éclatantes. Il nomma patriki Roum, ou patriarche des Romains, Gennadios Scholarios, le plus fanatique adversaire de l’église latine. Il le tait à la tête d’un synode, lui conféra des pouvoirs civils et le combla d’honneurs. Gennadios appela auprès de lui tout ce qu’il y avait d’hommes de talent parmi les familles nobles de Constantinople et les exilés de Trébisonde, et fonda cette école patriarcale où se formèrent les professeurs de belles-lettres jusqu’à la fin du XVIIe siècle. Les jeunes gens, qui y commençaient leurs études, prirent l’habitude d’aller les terminer en Italie. Ils revenaient à Constantinople, connaissant