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capitales leur inquiète curiosité, ou bien pour avoir rencontré dans le monde quelques-uns de ces élégans secrétaires d’ambassade dont une éducation spéciale a complètement transformé les manières et le langage. Quant aux esclaves, nous avons un modèle tout prêt : les serfs de notre moyen-âge. C’est se méprendre sur les uns comme sur les autres. En premier lieu, la noblesse russe, — depuis les familles qui remontent avec orgueil aux vieux boyards et se rattachent aux princes apanagés jusqu’aux dernières anoblies par quelques années de fonctions publiques, — se divise en une foule de classes, dont chacune a son centre d’action et de pensée, son caractère, ses mœurs et ses préjugés. En outre, l’espace qui sépare cette noblesse des hommes de la glèbe est comblé par plusieurs castes intermédiaires. Ce sont d’abord les petits employés du gouvernement, qui travaillent à s’anoblir, espèce de tiers-état craintif et mécontent. Après ceux-ci viennent les marchands, dont la corporation a acquis, sous le règne actuel, une importance manifeste et qui s’étend chaque jour davantage ; enfin, les bourgeois, dont l’existence se lie à celle des marchands, et qui ne tarderont pas à former avec eux une classe nombreuse et forte. Quant aux serfs, qui se montrent en dernier lieu, ce sont de véritables fermiers attachés au sol, auquel ils appartiennent, et dont ils partagent de diverses façons le produit avec les propriétaires. Ces différentes classes se subdivisent encore, se distinguent, se tranchent, si on peut le dire, en couches infinies, ce qui ne les empêche pas de se réunir, de former dans certaines circonstances un ensemble de parties parfaitement harmoniques. Alors les rivalités de caste et de rang, les jalousies, les ambitions, les mauvais vouloirs, si profonds et si vivaces qu’ils soient, tombent et s’éteignent pour faire place à un seul intérêt et à un seul sentiment : la nationalité.

Nous venons de prononcer un mot qui explique tout le travail intérieur de la Russie, tout son mouvement littéraire depuis quarante ans. Le bon sens moscovite sait que l’esprit de nationalité peut seul donner à la Russie une valeur et une force réelles en présence de l’Europe. Seulement on pourrait se demander comment il se fait qu’un sentiment aussi légitime, aussi généreux, ait pu passer depuis quelques années à l’état de système mesquin et puéril, comment il se fait qu’il ait cru s’anoblir par une affectation de dédain, nous allions dire de mépris, pour tout ce qui est étranger. Le mot de nationalité est devenu une espèce d’enseigne obligée, de mot d’ordre et de ralliement à tout propos invoqué. La Russie ne craint-elle pas que ces appels systématiques au sentiment national soient mal interprétés, et qu’on ne lui rappelle à ce sujet certains gentilshommes d’autrefois, qui mettaient sans cesse en avant la noblesse de leur blason dans la crainte, quelquefois fondée, qu’on n’y crût point assez ? Hâtons-nous de le dire, ce pavillon patriotique si complaisamment déployé à tous les vents n’est pour ainsi dire que le