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au jeu, il se passa encore la fantaisie de faire une Saint-Barthélemy (1826), dans le genre des scènes publiées cette même année par M. Vitet[1].

Maintenant on comprend sans peine comment, en 1836, l’auteur, se retrouvant de loisir, médita d’aborder le vrai drame et d’y développer une sérieuse pensée philosophique. Il agitait en lui une question très familière à quiconque réfléchit, et qu’il était appelé plus que tout autre à se poser : « Que devient la nature morale de l’homme dans un temps où l’intelligence prévaut sur tout le reste ? » Seulement, pour traduire en action cette lutte et lui donner tout son relief, il s’agissait de la rejeter dans le passé et de la personnifier dans quelque figure historique connue, dans un homme célèbre en qui l’esprit, supérieur au caractère, aurait eu à lutter et contre lui-même et contre le monde d’alentour. Il s’agissait, en un mot, de trouver un grand précurseur à cette disposition générale d’aujourd’hui. C’est dans cette veine d’idées que M. de Rémusat, jetant un jour les yeux, à un coin de rue, sur une affiche de spectacle, vit l’annonce d’une pièce d’Héloïse et Abélard qu’on donnait à l’Ambigu-C’omique ; il se dit à l’instant : Voilà l’homme que je cherchais, et il se mit au drame d’Abélard.

Le drame fait et achevé, il devint ministre, et ce ne fut qu’au sortir de là qu’il put essayer des lectures, vers le temps précisément où il publiait ses Essais de philosophie. Il ne hait pas ces sortes de diversions qui donnent le change à la curiosité oisive et qui déjouent la louange banale. À cause de sa publication, on allait se croire obligé dans le monde de lui parler philosophie à tout propos, et, par égard pour les gens, il se mit à lire son Abélard. Le succès fut grand, prodigieux ; durant deux hivers, l’intérêt se soutint, et la conversation vécut presque uniquement là-dessus ; mais, cette fois, ce n’était pas un intérêt passager dû à la nouveauté du genre, à la vivacité de quelques tableaux ; le sérieux du fond, l’amusant du détail, l’ampleur et la variété du développement, le caractère passionné et dramatique qui pénétrait jusque dans les portions les plus élevées du sujet, tout attestait une œuvre durable, L’auteur fut mis en demeure de publier.

Il s’y préparait ou en avait l’air, et, pour s’en donner le prétexte, il se mit à faire des recherches plus particulières sur les ouvrages et sur les doctrines d’Abélard. Il voulait adjoindre cette introduction au drame, comme s’il y avait eu besoin d’un passe-port auprès des érudits et des personnes graves : ainsi, se disait-il, Raynouard avait annexé aux Templiers une dissertation sur le procès de l’ordre ; mais peu à peu il se trouva avoir fait un nouvel ouvrage qui ne cadrait plus de tout point

  1. Dans un article du Globe (6 juin 1829), M. de Rémusat appréciait la Mort d’Henri III de M. Vitet : là encore le critique savait d’original le secret du genre, et il en avait causé très au long avec lui-même auparavant.