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Il est des amans qui se laissent volontiers arracher le secret du nom de leur maîtresse ; ils en font confidence à table, entre amis qui boivent, et qui promettent d’être discrets. « Vous voulez, dit Horace[1], que je boive encore cette coupe pleine d’un vieux falerne ? Soit, à condition que le frère de la belle Mégilla nous dira quelle est la dame qui a percé son ame des traits d’amour… Il hésite : je ne boirai qu’à ce prix. Allons, beau jeune homme, quel que soit l’objet de votre amour, vous n’avez point à en rougir, j’en suis sûr, et votre passion est aussi pure que votre cœur. Faites-moi votre confidence, je serai discret… Ah ! malheureux, dans quel gouffre tu es tombé ! Tu méritais mieux. » Voilà, à Rome, au temps d’Horace, les confidences amoureuses. Dans Florence, avec un amant comme Dante et avec une maîtresse comme Béatrice, les choses se passent autrement. Les amis de Dante voyaient bien qu’il était amoureux, et ils lui demandaient aussi, comme dans Horace : « Pour qui l’amour te fait-il ainsi souffrir ? — Je les regardais en souriant et ne leur répondais rien. Un jour, il arriva que la dame de mon cœur se trouva dans un lieu où se chantaient les hymnes de la reine du ciel. J’y étais, et de ma place je regardais celle qui faisait ma joie. Entre elle et moi était assise une dame belle et gracieuse, qui tourna souvent ses yeux vers moi, étonnée de mes regards qui paraissaient s’arrêter sur elle. Plusieurs s’aperçurent de ces mouvemens, et on les remarqua si bien, qu’en sortant de ma place j’entendais dire près de moi : Voyez comme cette dame le fait souffrir d’amour ! c’est pour elle qu’il est malade. Ils la nommèrent, et je vis qu’il s’agissait de cette dame qui était placée au milieu de la ligne qui partait de la beauté de Béatrice et venait aboutir à mes yeux. Alors je me rassurai, voyant que mon secret n’était pas découvert, et je pensai même à me servir de cette dame pour mieux cacher la vérité. Je fis si bien en peu de temps, que tous ceux qui parlaient de moi croyaient savoir quelle était celle que j’aimais. »

Cependant, ayant le droit désormais de paraître amoureux sans craindre de trahir son secret, il se mit à faire des vers d’amour, comme c’était la mode du temps, adressant aux poètes et aux amans de Florence des défis poétiques, leur demandant de lui expliquer tantôt un songe, tantôt une énigme, leur contant ses rêveries, dont il s’applaudissait de voir qu’aucun d’eux ne pût comprendre le sens, mais que quelques-uns raillaient gaiement. Tel était Dante de Maiano, un de ses amis et de ses parens, qui, répondant à un de ces galans défis de Dante, lui conseillait simplement, pour dissiper ses vapeurs, d’aller prendre un bain et de consulter les médecins.

Loin de vouloir suivre les conseils de son parent et de chercher à

  1. Livre Ier, ode XVII, Natis in asum.