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visage, qui n’est pas même telle pensée ou telle science particulière, qui ne change et qui ne varie point, et d’où sortent, comme d’une source inépuisable, toutes les idées du beau ici-bas, sans que jamais l’éternelle et souveraine beauté s’appauvrisse en prêtant son image à la terre, ou s’enrichisse en la retirant ! Heureux qui, voyant face à face et sous sa forme unique cette beauté divine, attache ses yeux et ses désirs à sa contemplation et à son commerce ! Heureux enfin qui enfante avec elle la vertu et la vérité, qui sont les filles de la beauté ! car celui-là vraiment n’est plus un homme, il est immortel, il est Dieu[1].

Voilà comment, dans un repas, la tête couronnée de fleurs et la coupe à la main, Socrate révélait cette religion nouvelle de l’amour et de la beauté immatériels ? Aussi ne suis-je pas étonné que l’antiquité ne l’ait pas comprise. Il semble même que ce soit à dessein que Platon, dans son Banquet, ait montré, après Socrate et cette révélation de sa doctrine, Alcibiade arrivant à moitié ivre, la tête ornée d’une épaisse couronne de violettes et de lierre et de nombreuses bandelettes, et derrière Alcibiade une troupe de buveurs plus ivres encore que lui et plus gais, qui viennent troubler l’entretien et étouffer la voix du philosophe. Ce dénoûment est une sorte d’emblème. La société païenne, avec la licence de ses mœurs, n’était pas capable de pratiquer, même dans sa littérature, les leçons du philosophe. La doctrine de l’amour platonique resta donc dans la philosophie, et fut commentée par les philosophes sans passer

  1. Pages 310 à 318. — Je rapproche de Platon le passage suivant de Gerson dans son sermon sur saint Bernard :
    « Voici donc que, sur cette terre de pèlerinage, j’appelais mon ame à contempler, par la porte des sens, et le ciel, et la terre, et la mer et toutes les merveilles des beautés qu’elle renferment : beauté des formes dans les corps, grace à leur proportion régulière et au charme des couleurs et de la lumière : beauté des sons et des chants ; beauté dans ce qui touche, dans ce qui se goûte, dans ce qui se sent et se respire, charmes infinis qui attirent et séduisent le cœur. Et je disais : Vois, mon ame, voilà tes amours, voilà les fleurs de ta guirlande, voilà les fruits de ta couronne ; ne gémis donc plus, ne dis plus que tu languis d’amour. Mais mon ame se détournait de ces délices, elle dédaignait les beautés que lui offraient les sens, elle ne sentait que dégoût pour tant d’objets charmans, elle méprisait tout autre amour que l’amour qu’elle sentait pour toi, ô mon Dieu ! — Fière comme on est quand on aime, il n’y avait que toi qu’elle daignât aimer, ô toi qui es toute puissance, toute sagesse et toute beauté ! Qu’y a-t-il, me disait-elle, ô homme ! qu’y a-t-il pour toi et pour moi dans toute cette beauté des choses matérielles ? Est-ce à nous d’aimer des délices qui nous sont communes avec les animaux ? Que les créatures soient belles et brillantes, j’y consens ; mais combien est plus grande la beauté et l’éclat de celui qui les a faites ! Si une image, une ombre, une forme, une odeur, peut ainsi nous attirer, de quelle force et avec quel empire doit nous entraîner à lui le principe d’où émanent toutes ces choses, Dieu enfin, dont l’amour ne laisse ni amertume, ni regrets ! C’est lui que je cherche et que j’appelle. Quand viendra-t-il ? Dites, filles de Jérusalem, dites à mon bien-aimé, si vous l’apercevez, dites-lui que je languis d’amour. » (Oeuvres de Gerson, tome IV, p. 742.)