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des civilisations slaves[1]. Cette législation, que nous jugeons, nous, avec nos idées occidentales, comme désastreuse et contraire à toute évolution de l’activité sociale, eux ils l’aiment encore par un côté ; ils la regrettent au moment même où elle disparaît pour faire place à un droit nouveau. Ils gémissent amèrement sur les transformations qui ont dépouillé la commune slave de son esprit primitif, ils déplorent surtout l’avènement d’un droit étranger aux civilisations slaves, l’application du code civil français à une partie de la Pologne, l’émancipation de la terre corvéable dans le duché de Posen, car tous les vieux liens de la communauté antique sont ainsi rompus. Le paysan est libre de posséder, mais il est libre aussi de vendre. N’étant point accoutumé à la prévoyance, il vend, et voici que la plaie de l’Occident et des sociétés modernes, le prolétariat, fait invasion dans les pays slaves sous le manteau de cette liberté funeste. Qui aura soin du prolétaire ? Qui l’arrachera à l’indigence, au vagabondage, lorsque le propriétaire, en perdant son droit de tutelle, en aura aussi oublié les devoirs ?

Ainsi parlent les défenseurs de la théorie de l’instinct en matière de propriété ; mais où tendent, en définitive, leurs raisonnemens, si ce n’est à un communisme poétique qui n’est pas moins impraticable que tous les autres et qui aboutit fatalement à l’immobilité sociale ? Ces écrivains se taisent d’ailleurs sur les moyens de sortir de la crise actuelle pour arriver au but qu’ils laissent à peine entrevoir derrière le voile de leurs formules, quelquefois trop peu expliquées. C’est une raison de plus pour nous autres Occidentaux, corrompus, comme ils disent, par le rationalisme et le latinisme, de voir dans l’affranchissement de la propriété par le droit moderne, au prix du prolétariat même, un bienfait de premier ordre, une grande réparation, un progrès décisif pour la civilisation. Assurément les philosophes slaves donnent ici aux réformateurs contemporains des avertissemens salutaires, en leur révélant les inconvéniens de l’individualisme et de la concurrence, qui accompagnent la liberté ; mais la condition du prolétaire le plus misérable dans les pays d’égalité civile est-elle plus triste que celle de la grande majorité des paysans corvéables de l’Autriche ? Qu’on en juge.


II. – CONSEQUENCES MORALES ET MATERIELLES DU SYSTEME FEODAL EN AUTRICHE

Le système féodal n’a pas seulement entravé les progrès sociaux, il a créé des maux très profonds et de très grandes perplexités politiques dans toutes les provinces de l’empire ; mais aucune n’a reçu de coups plus terribles que la Gallicie. C’est un lugubre exemple offert aux méditations de toute l’Europe orientale. Il est vrai que nulle part., si ce n’est dans les pays d’esclavage ou de servage, la loi n’a été plus ingrate envers les classes laborieuses et n’a armé les classes nobles d’un pouvoir plus étendu et plus injuste. Il est vrai aussi que l’administration centrale, redoutant l’essor d’une nationalité vaincue, mais frémissante, s’est donné peu de peine pour lui fournir des moyens de prospérité qui eussent pu devenir des instrumens de lutte et d’insurrection. Il serait sévère de dire qu’on s’est appliqué à la précipiter vers sa ruine, mais on ne l’a point retenue

  1. Nous voulons parler de M. Mickiewicz, qui, sous une forme un peu mystique, a développé une théorie très savante de l’instinct, ou, si l’on veut, de la raison instinctive par opposition à la raison réfléchie.