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tenu d’amener sa femme. Le grand cheik lui-même, qu’ils appellent le mékaddam, ne peut se refuser à cette pratique égalitaire.

— Je commence à être inquiet du sort de votre ami.

— Mon ami se trouvait dans le ravissement du lot qui lui était échu… Il se dit : — Quel dommage de ne pas savoir qui l’on a aimé un instant ! Les idées de ces gens-là sont absurdes…

— Ils veulent sans doute que personne ne sache au juste quel est son père ; c’est pousser un peu loin la doctrine de l’égalité. L’Orient est plus avancé que nous dans le communisme.

— Mon ami, reprit le Marseillais, eut une idée bien ingénieuse ; il coupa un morceau de la robe de la femme qui était près de lui, se disant : Demain matin, au grand jour, je saurai à qui j’ai eu affaire.

— Oh ! oh !

— Monsieur, continua le Marseillais, quand ce fut au point du jour, chacun sortit sans rien dire, après que les officians eurent appelé la bénédiction du bon Dieu,… ou, qui sait, peut-être du diable, sur la postérité de tous ces mariages. Voilà mon ami qui se met à guetter les femmes, dont chacune avait repris son voile. Il reconnaît bientôt celle à qui il manquait un morceau de sa robe. Il la suit jusqu’à sa maison sans avoir l’air de rien, et puis il entre un peu plus tard chez elle comme quelqu’un qui passe… Il demande à boire : cela ne se refuse jamais dans la montagne, et voilà qu’il se trouve entouré d’enfans et de petits enfans… Cette femme était une vieille !

— Une vieille !

— Oui, monsieur ! et vous jugez si mon ami fut content de son expédition..

— Pourquoi vouloir tout approfondir ? Ne valait-il pas mieux conserver l’illusion ? Les mystères antiques ont eu une légende plus gracieuse, celle de Psyché.

— Vous croyez que c’est une fable que je vous conte ; mais tout le monde sait cette histoire à Tripoli. Maintenant, que dites-vous de ces paroissiens-là et de leurs cérémonies ?

— Votre imagination va trop loin, dis-je au Marseillais ; la coutume dont vous parlez n’a lieu que dans une secte repoussée de toutes les autres. Il serait aussi injuste d’attribuer de pareilles mœurs aux Ansariens et aux Druses que de faire rentrer dans le christianisme certaines folies analogues attribuées aux anabaptistes ou aux vaudois.

Notre discussion continua quelque temps ainsi. L’erreur de mon compagnon me contrariait dans les sympathies que je m’étais formées à l’égard des populations du Liban, et je ne négligeai rien pour le détromper, tout en accueillant les renseignemens précieux que m’apportaient ses propres observations.

La plupart des voyageurs ne saisissent que les détails bizarres de la