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pays-ci. Quand je vois des Européens acheter ici des étoffes, des costumes, des armes, je dis en moi-même : Pauvre dupe ! cela te coûterait moins à Paris chez un marchand de bric-à-brac !

— Mon cher, lui dis-je, il ne s’agit pas de tout cela ; avez-vous encore un morceau de votre saucisson d’Arles ?

— Hé ! je crois bien, cela dure long-temps. Je comprends votre affaire ; vous n’avez pas déjeuné ; c’est bien. Nous allons entrer chez un cafédji ; on ira vous chercher du pain.

Le plus triste, c’est qu’il n’y avait dans la ville que de ce pain sans levain, cuit sur des plaques de tôle, qui ressemble à de la galette ou à des crêpes de carnaval. Je n’ai jamais supporté cette indigeste nourriture qu’à condition d’en manger fort peu et de me rattraper sur les autres comestibles. Avec le saucisson, cela était plus difficile ; je fis donc un pauvre déjeuner.

Nous offrîmes du saucisson aux cavas, mais ces derniers le refusèrent par un scrupule de religion. — Les malheureux ! disait le Marseillais, ils s’imaginent que c’est du porc ; ils ne savent pas que le saucisson d’Arles se fait avec de la chair de mulet…

IV. — AVENTURE D’UN MARSEILLAIS.


L’heure de la sieste était arrivée depuis long-temps ; tout le monde dormait, et les deux cavas, pensant que nous allions en faire autant, s’étaient étendus sur les bancs du café. J’avais bien envie de laisser là ce cortége incommode et d’aller faire mon kef hors de la ville sous des ombrages ; mais le Marseillais me dit que ce ne serait pas convenable, et que nous ne rencontrerions pas plus d’ombre et plus de fraîcheur au dehors qu’entre les gros murs du bazar où nous nous trouvions. Nous nous mîmes donc à causer pour passer le temps. Je lui racontai ma position, mes projets ; l’idée que j’avais conçue de me fixer en Syrie, d’y épouser une femme du pays, et, ne pouvant pas choisir une musulmane, à moins de changer de religion, comment j’avais été conduit à me préoccuper d’une jeune fille druse qui me convenait sous tous les rapports. — Il y a des momens où l’on sent le besoin, comme le barbier du roi Midas, de déposer ses secrets n’importe où. Le Marseillais, homme léger, ne méritait peut-être pas tant de confiance ; mais, au fond, c’était un bon diable, et il m’en donna la preuve par l’intérêt que ma situation lui inspira.

Je vous avouerai, lui dis-je, qu’ayant connu le pacha à l’époque de son séjour à Paris, j’avais espéré de sa part une réception moins cérémonieuse ; je fondais même quelque espérance sur des services que cette circonstance m’aurait permis de rendre au cheik druse, père de