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ainsi qu’on l’a dit : « Suis-je possible, et comment suis-je possible ? » Durant cette période stagnante, les chefs les plus illustres se retirent sous leur tente et laissent dormir leurs armes. La moyenne des livres philosophiques est réduite à vingt ouvrages par année, volumes ou brochures ; aucun système ne se produit ; mais, vers 1838, une réaction s’opère. L’agitation commence dans les idées quand la société s’apaise. Au moment même où les économistes célèbrent l’avènement de l’industrie, les idéologues proclament l’avènement de la métaphysique, et, comme les théologiens et les poètes, ils annoncent qu’ils viennent arrêter l’humanité sur la pente de l’abîme. Sauver le monde et le gouverner, c’est aujourd’hui l’ambition universelle.

Au moyen-âge, sous Louis XIV et dans le XVIIIe siècle même, un système suffisait à plusieurs générations, et, suivant les temps, on était scotiste, thomiste, réaliste, nominaliste, cartésien, sensualiste, athée. Aujourd’hui les distinctions sont moins faciles à établir, car on ne sait pas toujours nettement ce qu’on est, et quelquefois même on cherche à paraître ce qu’on n’est pas. On peut cependant ranger en trois catégories les philosophes contemporains, en mentionnant seulement pour mémoire l’école sensualiste, triomphante sous l’empire et vaincue dès les premières années de la restauration. Aujourd’hui nous trouvons : 1° l’école théologique ou catholique, 2° l’école révolutionnaire ou socialiste, 3° l’école éclectique ou spiritualiste rationnelle, qu’on peut appeler aussi conservatrice. Entraînées par la force des choses sur le terrain de la réalité, ces trois écoles convergent toutes, par des voies différentes, vers la politique et correspondent aux trois opinions qui divisent la société.

L’école théologique, qui a pour chefs de Maistre et de Bonald, s’appuie uniquement sur l’autorité de l’église. Partie de la révélation pour aboutir à l’absolutisme (nous verrons tout à l’heure M. Buchez partir de la révélation pour aboutir à la démocratie), alliée du pouvoir de 1815 à 1830, cette école perd, à la révolution de juillet, le caractère semi-officiel de philosophie de l’état, qu’elle cède à l’éclectisme, tout en continuant d’animer de son souffle la littérature catholique. Depuis vingt ans, à côté de ses illustres chefs, elle ne présente en ligne aucun homme nouveau et marquant, et ne produit que des ouvrages qui vont grossir, sans profit pour la science, la Bibliothèque des bons livres. Au lieu de faire servir la raison et la philosophie à l’exposition ou à la défense de la foi, comme l’avaient fait tous les pères, elle se sert de la foi pour attaquer la philosophie et la raison : elle arrive ainsi à la négation complète de la science au nom de laquelle elle parle[1].

L’école révolutionnaire, qui aboutit à la démocratie, se place en dehors de toutes les traditions scientifiques. Elle ne relève ni de Descartes, ni de Hegel, mais de la convention mitigée par l’évangile des millénaires, du saint-simonisme, du journal l’Avenir, et par ses représentans divers elle confine aux utopies du XVIIIe siècle et aux hérésies politiques du moyen-âge. Cette école, qui se

  1. Le clergé semble depuis long-temps s’être volontairement condamné, en fait de philosophie, à l’insignifiance. Celebriora tantum systemata exposui, nullum propagare volui, telle est la devise du manuel qui sert aujourd’hui à l’enseignement d’une grande partie des séminaires de France. Ce manuel n’en a pas moins obtenu sept éditions en huit ans, et un nombre au moins égal d’éditions en Chine, où il sert à l’instruction des néophytes du céleste empire.