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ses pieds l’orgueil et l’impudence de Lamoignon. Il lui rappelle son crime de Châlons-sur-Saône, la famille Duplessis perdue par son abominable rage, le père assassiné, la mère séduite et les filles plongées dans la misère. Or, il faut que l’assassin répare au moins une faible partie des maux qu’il a causés ; s’il ne restitue pas à Madeleine Duplessis cette fortune qu’il lui a volée, s’il ne donne pas à Molière une somme assez considérable pour fonder une école dramatique et perpétuer en France l’art de démasquer les fourbes, Molière va paraître sur la scène, et tout le monde reconnaîtra dans Tartufe l’assassin, le séducteur, le voleur devenu président du parlement de Paris ! S’il accepte ces conditions, Molière change de costume, et ce ne sera plus Lamoignon, ce sera un type, un genre, ce sera l’hypocrite en général que le poète aura livré au mépris de la France et du monde. Lamoignon se soumet ; le roi, qui, de sa loge voisine, a tout entendu, félicite Molière sur son courage et achève d’accabler Lamoignon. Celui-ci pourtant, tout atterré qu’il est, ne se décourage pas encore ; il exhale sa rage en imprécations et en menaces… « Ils m’ont perdu. Attendez ! attendez ! On peut nous chasser comme des loups, nous revenons comme des renards. Vengez-vous ! je me vengerai aussi. Demain matin, je pars pour Rome, et, tremblez-en tous ! j’entrerai publiquement dans l’ordre des jésuites. »

Ainsi finit cet inconcevable ouvrage. Est-il besoin maintenant d’en signaler toutes les fautes, d’en relever toutes les énormités ? Il faudrait, hélas ! biffer la pièce entière, depuis la première scène jusqu’à la dernière. D’ailleurs, un simple exposé ne suffit-il pas à des lecteurs français, et qu’ajouterais-je à l’arrêt que chacun, j’en suis sûr, a déjà porté sur l’œuvre de M. Gutzkow ? Le poète a-t-il assez défiguré l’histoire, assez abaissé les grands noms auxquels il a touché ? Est-ce là assez de contre-sens et de caricatures ? Si l’auteur a parié qu’il traiterait le plus grand sujet de notre histoire littéraire et qu’il se ferait applaudir de son pays en violant à chaque pas l’exactitude des faits et la vérité des caractères, il a gagné sa triste gageure. S’il est dupe lui-même de ses inventions, on ne sait ce qu’il faut admirer davantage, ou son incroyable légèreté, ou les énormes erreurs qu’il a commises dans l’interprétation de Molière. En vérité, M. Gutzkow nous fait presque regretter le temps où M. Guillaume de Schlegel refusait le génie de la comédie à l’auteur du Misanthrope, et ne voyait en lui qu’un bon écrivain didactique, un poète moraliste, dont les plus divins chefs-d’œuvre font suite tout simplement aux épîtres de Boileau. M. de Schlegel dénigrait Molière, M. Gutzkow l’admire ; mais je ne sais si l’admiration de M. Gutzkow n’est pas plus fausse et plus fâcheuse que l’absurde dédain de M. de Schlegel. Quoi ! Molière transformé en un pamphlétaire grossier ! Molière écrivant des mélodrames ! Une ridicule anecdote, mille fois rejetée