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reste seule, et aussitôt arrive un personnage que l’auteur a déjà annoncé comme le chef des faux dévots et des hypocrites ; on ne le devinerait jamais : c’est l’ami de Boileau, le président Lamoignon. La scène est incroyable, et ici, de peur qu’on refuse d’ajouter foi à ce fidèle compte-rendu, je traduis.


LAMOIGNON, parlant du côté par où il est entré. — Laurent, si l’on me demande, dites que je suis allé à la prison pour y exercer, selon mon habitude, les douces œuvres de la charité.
MADELEINE. — Eh ! qu’est-ce que cela ? En voici un qui met mon rôle en prose. Bon Dieu ! c’est le faux dévot en personne.
LAMOIGNON. — Laurent, remettez en place ma discipline et ma haire, et priez Dieu qu’il éclaire votre ame !
MADELEINE. — Aussi vrai que je vis, c’est la paraphrase de ma scène. M. Chapelle veut-il me faire subir une épreuve ?
LAMOIGNON. — Que voulez-vous ? qui êtes-vous ?
MADELEINE, à part. — Toujours comme dans la pièce ! (Elle prend une pose théâtrale.)

Que d’affectation et de forfanterie !

LAMOIGNON. — Je veux parler à M. Chapelle. Qui êtes-vous ?
MADELEINE, à part. — Que penser de tout cela ?
LAMOIGNON, à part. — O l’adorable créature ! (Il cherche son mouchoir.) : MADELEINE, à part. — Bon Dieu ! il tire son mouchoir de sa poche.
LAMOIGNON, à part. — Quelle taille ravissante !… quelles gracieuses épaules !… Je veux employer mon moyen habituel.
MADELEINE, à part. — Il connaît la scène, telle que Molière l’a écrite… C’est un envoyé de l’Académie qui veut m’examiner.
LAMOIGNON. — Mais, saint Dieu du ciel, comment souffrir, mon enfant, que vous alliez ainsi décolletée… Comment parler à une femme qui découvre ainsi…
MADELEINE, à part. — Le sens des paroles est exact, mais il ne donne pas la réplique. N’importe ! disons notre rôle…

Vous êtes donc bien tendre à la tentation ?

LANOIGNON. — Charmante petite sorcière ! couvrez avec ce mouchoir, couvrez cette belle, cette infernale, cette charmante, cette affreuse, cette blanche, cette noire poitrine. Petite Ève !
MADELEINE. — Monsieur, vous ajoutez tant de mots à votre rôle, qu’il m’est impossible de vous suivre.
LAMOIGNON. — A mon rôle ? Ce n’est pas un rôle.
MADELEINE. — Mon Dieu ! je sais tout. Vous voulez mettre à l’épreuve une pauvre fille de province, mais il faut vous en tenir au texte que M. Molière vous a imposé.
LAMOIGNON. — Un texte ! M. Molière m’a imposé un texte ! Eh ! eh ! je le vois, aimable dame, vous êtes une comédienne au service des arts de perdition.
MADELEINE. — Madeleine Béjart, de Châlons, engagée au théâtre du Palais Royal pour six mois.