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fait le sujet de la pièce. D’un côté, tout est vieux : le roi, son valet de chambre Ewersman, ses ministres, le comte Schwerin, le général de Grumbkow et le comte Wartensleben ; de l’autre, tout est jeune, tout est frais et souriant. La poésie et l’ironie se succèdent dans le tissu de l’ouvrage avec un art extrêmement habile. Ces printanières amours qui s’épanouissent gracieusement, au milieu de cette royale caserne, en dépit de la discipline, en dépit des tambours postés à chaque porte, produisent mille effets charmans. Je ne raconterai pas la marche de la pièce. Pourquoi enlever à l’intrigue sa vivacité capricieuse, sa fantaisie légère ? Toutes les situations s’enchaînent avec tant d’habileté, que l’on ne saurait en détacher une seule. L’ouvrage étincelle d’esprit, de grace, de finesse ; les qualités de l’auteur s’y développent à l’aise ; rien de contraint, pas une invention forcée qui arrête le sourire ; tout y est bien venu et tout concourt à l’harmonie de l’ensemble. M. Gutzkow a fait ici un grand pas, et cette comédie est un sérieux engagement pour l’avenir. L’auteur de Richard Savage, de Werner, de l’École des riches, est un homme d’un talent incontestable qui écrit des drames pour exercer son imagination, mais qui pourrait très bien, sans nuire à sa renommée, produire sous une autre forme les rêves de son esprit. Au contraire, celui qui a écrit Pathoul et surtout la Queue et l’Épée est appelé à de vrais succès dramatiques, il a deviné une comédie nouvelle, et, s’il sait encore fortifier ses inventions et préciser sa pensée, il aura conquis une place originale.

Pourquoi donc M. Gutzkow, après cette heureuse tentative, revient-il encore à ces sujets tragiques qui l’ont si mal servi ? Je signalerai, mais seulement pour mémoire, son drame de Pugatscheff. Malgré de beaux vers, malgré la distinction de quelques parties lyriques, Pugatscheff est une œuvre froide et languissante. La rudesse de l’aventurier est pauvrement reproduite. Ce Cosaque hardi, qui, se donnant pour Pierre III, récemment assassiné, souleva une partie de la Russie contre Catherine II, pouvait être, je le veux bien, une ame faible, superstitieuse, qu’un prêtre fanatisait et conduisait au combat ; le caractère slave ne s’oppose nullement à cette interprétation du poète ; mais alors il fallait peindre avec plus de vigueur ce mélange de soumission et d’audace, ce fanatisme enfin qui a failli porter un serf grossier sur le trône des czars. Que Pugatscheff soit le jouet de quelques aventuriers plus audacieux que lui, qu’il n’ose ni accepter son rôle ni reprendre son ancienne vie, et qu’il attende en soupirant la révolte de son armée, je crois que cette invention, aussi contraire à l’histoire que défavorable au drame, ne témoigne pas d’un progrès sérieux chez l’auteur de Werner. Je louerai tant qu’on voudra le mérite du style et l’éclat du dialogue, à la condition de répéter, sous une forme plus sévère, les reproches que j’adressais tout à l’heure à M. Gutzkow.