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chez Pierre-le-Grand, puis à Dresde, entre le Suédois furieux et le Saxon tremblant, partout enfin, depuis la jeunesse de Patkoul jusqu’à l’heure de sa mort, partout une inflexible pensée donnait un lien puissant à tant de péripéties diverses. Or, M. Gutzkow s’est défié de ses forces et n’a pas osé peindre ce grand tableau. L’épisode qu’il a choisi dans la carrière de Patkoul, c’est celui qui met fin à cette existence dévouée. Je ne blâme pas encore l’auteur, et je me garde bien, en principe, de lui contester son droit ; nous verrons tout à l’heure s’il a raison contre nous ; je remarque seulement qu’au lieu d’un drame nous aurons une comédie, et que le poète sera bien loin de réaliser tout ce que le nom de Patkoul fait rêver à l’imagination. Oui, à part le meurtre qui ensanglante la dernière scène, cet épisode, si on le considère isolément, est bien plutôt une comédie qu’un drame, un tableau qui fera sourire plutôt qu’une action forte et émouvante. Patkoul n’agit plus, il est perdu au milieu des petites intrigues d’une cour abaissée, le lion est pris dans les filets. La seule action de la pièce, c’est le mémoire que Patkoul écrit, par ordre du roi, sur la situation de l’état et sur les moyens de soutenir la lutte avec Charles XII. Écoutez cette fin du premier acte, qui contient le nœud de l’action, si ce mot peut convenir ici.

EINSIEDEL. — La Pologne, la Russie et la Saxe sont battues, Patkoul.
PATKOUL. — Que me parles-tu de la Saxe ? N’ai-je pas quitté ce faible état pour aller trouver le czar Pierre ? Les ressources de la Russie sont inépuisables ; la Russie a de l’or et du fer. Ce n’est pas l’épée des Suédois qui nous a vaincus. La jaune furie de l’intrigue s’est glissée dans nos rangs. Le Saxon n’obéissait plus au Russe, ni le Russe au Polonais. Et l’argent de la guerre ? l’intrigue aussi l’a dévoré. Ah ! comment compter sur la Saxe, un état dont le crédit est mort, dont le trésor est vide, dont les ministres et les magistrats sont à vendre ?
EINSIEDEL. — Qui te prouve cela ?
PATKOUL. — Des palais de marbre et des huttes de paille ! Une garde royale tout étincelante d’or et point d’armée ! De magnifiques jardins avec des plantes des deux Indes et des campagnes en friche ! De la compassion pour les héros de théâtre et nulle pitié pour le compatriote expulsé de sa pauvre hutte ! Les statues de la Grèce, les tableaux de l’Italie achetés au prix de la misère de tout un peuple !
EINSIEDEL. – Patkoul ! j’ai là, sur les lèvres,… dans mon cœur,… un secret qui me brûle… une mission… Le roi…
PATKOUL. — Le roi ?
EINSIEDEL. — Oh ! plût à Dieu que ce fardeau fût pour moi seul et qu’il m’écrasât !
PATKOUL. — Qu’as-tu ?
EINSIEDEL. — Le roi connaît notre amitié. Il m’a fait appeler auprès de lui et m’a donné mission de te dire en secret… qu’il attendait de toi un tableau de la situation présente.
PATKOUL, avec joie. — Ah ! enfin ! voilà ce que j’espérais, voilà ce que je demandais à la destinée !