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poète dramatique y puisse trouver l’étoffe d’une œuvre sérieuse. Les sujets familiers, qui se prêtent si bien aux longs détails du récit, aux nuances délicates de l’idylle, au cadre resserré de la ballade, seraient mesquins sur la scène. Louise, Dorothée, la Fille de l’Orfèvre, toutes ces ravissantes créations de la poésie moderne, brillent d’une grace incomparable sur la toile modeste où les maîtres les ont placées ; transportez-les dans le cadre immense du drame, et aussitôt tout est perdu. Le poète allemand qui veut reproduire sur la scène la société de son pays ne saurait puiser, comme en France, à une mine féconde. Il n’y a pas là de centre actif, de foyer tumultueux, auquel l’artiste puisse dérober des figures vivantes et qui lui permettent d’agrandir naturellement son sujet, d’en franchir les limites et de peindre dans un événement particulier une société tout entière. Lorsque Molière écrit Tartufe ou le Misanthrope, les Femmes savantes ou George Dandin, il peint une famille, un intérieur, une maison ; son sujet ne s’étend pas bien loin, et six ou sept personnages lui suffisent : mais bientôt comme l’intérêt s’accroît ! comme l’horizon s’ouvre ! Derrière cette maison, au-delà de cette famille, j’aperçois le siècle tout entier, je vois la cour et la ville, et, si tous les renseignemens venaient à me manquer sur la société du temps de Louis XIV, je reconstruirais sans peine ce monde disparu avec ces six personnages qui conversent dans un salon. Voilà ce qui est interdit au poète allemand et ce qui demeurera impossible tant que les révolutions à venir n’auront pas changé les conditions de ce pays. Jusque-là, la peinture dramatique de la société ne fournira à l’écrivain que des sujets sans grandeur, et ceux qui voudront échapper à la vulgarité de Kotzebue tomberont dans le déclamatoire et le faux. Schiller lui-même, malgré la puissance de la passion, et Goethe, malgré toutes les séductions de l’esprit, n’eussent pas triomphé long-temps d’un tel obstacle. C’est le drame historique qui appelle les poètes de l’Allemagne, c’est sur ce terrain que l’imagination reprendra ses droits et que le théâtre pourra unir la grandeur à la vérité. M. Gutzkow a donc été bien inspiré de suivre cette route nouvelle, et j’aime à signaler ici un heureux développement de sa pensée. Voyons maintenant ce qu’il a fait.

Jean Reinhold de Patkoul est un gentilhomme livonien qui a donné sa vie à une seule idée, la délivrance de sa patrie. Son père, officier supérieur au service de la Suède, avait été jeté en prison pour avoir perdu une place qu’il défendait contre l’armée polonaise. C’est dans cette prison qu’est né le jeune Patkoul. Revenu en Livonie avec sa mère, il n’a pu entendre sans une sympathique indignation les sourds gémissemens de ses concitoyens, forcés de courber la tête sous le joug suédois. Le douloureux souvenir de son père, sa naissance dans un cachot, sa jeunesse passée loin de la lumière du jour, l’humiliation, la honte, tout disposait son ame à la vengeance. Il prit du service et attendit