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les mêmes obstacles qui arrachaient à Lessing des plaintes si éloquentes. Ces ennuis de chaque instant, ces difficultés de mille sortes qui eussent arrêté un esprit moins rusé que l’auteur de Faust, un cœur moins ardent que l’auteur de Wallenstein, tout cela existe encore. Aujourd’hui comme alors, les gouvernemens sont hostiles, le public est la proie des faiseurs vulgaires, et le sol ingrat refuse la divine semence. Tant de chefs-d’œuvre ont-ils donc été inutiles ? Est-ce en vain que le vieux Goetz et le brillant Egmont, en vain que Thécla et Piccolomini, le marquis de Posa et Jeanne d’Arc, Fiesque et Guillaume Tell, ont réuni dans un généreux enthousiasme tout un auditoire immense, présage glorieux de l’unité future de la patrie ? Ce beau résultat n’est-il que le triomphe passager d’un génie individuel, et faut-il répéter les tristes paroles que Lessing, dans une heure de doute et de découragement, a jetées avec tant d’amertume à la fin de sa Dramaturgie : « La plaisante bonhomie, en vérité ! Vouloir créer aux Allemands un théâtre national, quand les Allemands ne sont pas une nation ! »

Oui, ces paroles sont vraies, et si elles ne s’appliquent pas à l’Allemagne présente avec la même rigueur qu’autrefois, si l’Allemagne commence à être une nation, il s’en faut bien cependant que l’anathème de Lessing ne justifie pas sur bien des points la fâcheuse situation du théâtre. Tant que cette conscience nationale, lentement et laborieusement éveillée, ne se sera pas créée une vie puissante, le théâtre demeurera impossible. Il y aura çà et là d’intéressans efforts, il y aura des œuvres nées d’une inspiration particulière, il n’y aura pas une poésie vivante et qui soit l’expression de la patrie. Cette forte poésie qui s’adresse au peuple assemblé et qui mûrit au souffle fécond des grandes foules se flétrira dans les petits centres, dans les résidences provinciales ; privée de son appui naturel, elle subira des influences funestes, et tantôt l’on verra triompher les idées bourgeoises, tantôt on verra éclater ces réactions littéraires qui ne prennent aucun souci des exigences de la réalité et des conditions de la scène. Ces deux dangers, très graves partout, le sont particulièrement en Allemagne. Dans aucun autre pays, le public à demi lettré n’est plus considérable. Or, cette société moyenne, cette bourgeoisie des petites résidences a toujours agi d’une manière fatale sur la littérature dramatique. C’est pour elle que les écrivains sans art ont inondé les scènes allemandes de productions communes et répandu le goût des fadaises sentimentales. C’est pour satisfaire ce public fâcheux que la Muse, changée en une honnête ménagère et réduite à l’étroite enceinte du foyer domestique, n’a plus élevé ses pensées au-dessus du monde réel. Quand l’art est ainsi abaissé, les protestations éclatent, les vrais poètes s’indignent, et, comme un excès amène toujours l’excès opposé, les défenseurs de l’imagination, dédaignant le monde visible, se réfugient dans le mystique