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poste. Quand le choix d’un prince pour gouverneur-général n’aurait eu d’autre avantage que de rendre à l’œuvre commune ces deux hommes qui ont gagné tous leurs grades en Afrique, sans en faire sortir un autre enfant de la même guerre, le général Bedeau, il nous semble que cette nomination serait déjà suffisamment justifiée, car nous ne connaissons aucun autre nom qui pût opérer ce rapprochement.

Ce n’est pas tout. On sait que l’Afrique est le théâtre d’une grande lutte entre le principe civil et le principe militaire. Le principe civil a pour lui l’avenir, car toute société constituée est de nos jours éminemment civile ; le principe militaire a pour lui le passé, car c’est l’armée qui a conquis pied à pied le sol africain et qui y a déposé tous les germes de civilisation. Jusqu’ici, l’armée a régné en Afrique et avec raison, mais la société civile grandit peu à peu et commence à balancer l’influence militaire. Dans ce moment de transition, où l’armée tient encore le premier rang, mais où le pouvoir civil va le lui disputer, qui fallait-il nommer ? Un gouverneur civil ou un gouverneur militaire ? Mais un gouverneur civil eût été en contradiction avec ce qui domine aujourd’hui, et un gouverneur militaire eût été en lutte ouverte avec ce qui dominera demain. Quand une société est partagée en deux fractions à peu près égales qui se combattent, il est imprudent de mettre à la tête de cette société un chef qui appartienne trop exclusivement à l’une des deux fractions. Ce chef ne peut pas faire du gouvernement, car le gouvernement c’est l’impartialité ; il faut de toute nécessité qu’il entre dans la lutte, et c’est ce qui était arrivé à M. le maréchal Bugeaud, malgré la distinction de son esprit. Un prince n’a pas cet inconvénient ; un prince est le seul homme qui ne soit, à proprement parler, ni civil ni militaire, et qui puisse en même temps être obéi du soldat et respecté du colon. Que ceci soit juste ou non, c’est un fait.

Le prince a un autre avantage qui ne peut non plus être contesté : il sera plus promptement et plus aisément accepté par les Arabes. Le peuple arabe est vaincu sans doute, mais il n’est pas détruit. Deux millions d’indigènes suivant les uns, trois millions suivant les autres, et nous croyons ce dernier chiffre le plus près de la vérité, habitent encore ce sol, qu’ils regardent comme leur propriété. Ces trois millions d’hommes appartiennent aux races les plus belliqueuses du monde entier ; ils l’ont prouvé par seize ans de résistance à nos meilleures troupes commandées par nos meilleurs généraux. Certainement, si les indigènes se révoltaient aujourd’hui, ils seraient battus, mais ne vaut-il pas mieux qu’ils ne se révoltent pas ? La guerre en Afrique est glorieuse, mais elle est rude et impose de grands sacrifices ; la paix est bien préférable à tous égards. Or, s’il est quelque chose qui puisse ajouter aux garanties de la paix, c’est la qualité du gouverneur-général qui doit représenter la France aux yeux des indigènes. Quand les Arabes liront le National, ils perdront leurs préjugés, nous n’en doutons pas ; mais, pour le moment, ils ne l’ont pas lu, et il est à croire qu’ils ne le liront pas de quelque temps. En attendant, ils ont plus qu’aucune nation du monde le respect de ces familles privilégiées appelées à régner sur les autres hommes, et ce qu’ils ne souffriraient d’un autre que par la force, ils le recevront plus volontiers de la part d’un fils du sultan des Français. Leur vanité, la plus grande de leurs passions, en sera flattée. N’a-t-on pas déjà vu certains chefs, qui avaient fièrement refusé de faire leur soumission à des généraux vic-