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en partie en retraçant les diverses phases de la crise. Il importe maintenant de les énumérer plus complètement et d’en préciser l’importance, afin d’arriver ainsi à celle qui les domine toutes.

Il y a des points sur lesquels tout le monde s’accorde. Qui pourrait méconnaître, par exemple, que l’insuffisance des récoltes en 1846 ait été un sujet très notable d’embarras ? Le prix des denrées alimentaires a presque doublé. De 50 shellings le quarter[1], la valeur du blé est montée à près de 80. En prenant pour base du calcul une consommation annuelle de 16 millions de quarters et en ajoutant seulement au taux ordinaire 25 shellings par quarter, on constate dans la dépense du royaume-uni une augmentation de 20 millions, sterling (500 millions de francs) sur un seul article, sans parler des autres produits qui figurent dans l’alimentation du pays.

Avec le déficit dans l’état des récoltes coïncidaient diverses circonstances propres à rendre la situation plus critique. Tandis que les céréales manquaient de ce côté-ci de l’Océan, le coton manquait en Amérique, et cet article, dont l’industrie anglaise consomme de si énormes quantités, éprouvait un renchérissement subit. L’Angleterre était donc forcée de payer aux États-Unis une somme en espèces qui rendait déjà le cours du change défavorable pour elle. Ajoutons que tous les calculs des fabricans anglais se voyaient dérangés, leurs frais de production inopinément accrus ; plusieurs manufactures chômèrent, d’autres restreignirent leurs opérations. Qu’on réfléchisse au développement de la fabrication des cotonnades chez nos voisins, au nombre de bras qu’occupe cette industrie, et on devinera l’affreuse misère que le ralentissement des travaux a répandue autour des cités manufacturières. Le contre-coup d’un pareil désordre réagit de près ou de loin sur toutes les transactions commerciales d’un pays, et le crédit intérieur en reçoit inévitablement quelques atteintes.

Les spéculations désordonnées sur les chemins de fer ont, d’un autre côté, énergiquement contribué à la crise. On sait quel a été chez nous l’entraînement des esprits vers ces grandes entreprises ; mais notre engouement donne à peine une idée de la frénésie britannique. On vint, dans la seule session de 1845, solliciter la sanction parlementaire pour l’établissement de rail-ways exigeant 340 millions sterling (8 milliards et demi de francs). Si on joint à cette somme les projets de chemins de fer dont les études étaient moins avancées, et dont les promesses d’action se vendaient pourtant avec prime, on arrive à un capital de 500 millions sterling (12 milliards et demi de francs). Les titres morcelés de ce fabuleux total circulaient de main en main avec une rapidité fébrile. On aurait dit un fer brûlant que chacun saisissait à peine pour le passer à son voisin. D’un bout à l’autre de l’Angleterre, on vit surgir une nation de courtiers. Pas une petite ville qui ne comptât des centaines de ces intermédiaires. Sur les places un peu importantes, on publiait chaque jour le cours des actions, que tous les regards interrogeaient avidement. L’exemple de la ville de Leeds, pris entre mille autres, nous apprendra ce qui se pratiquait en tous lieux. A Leeds, le nombre des courtiers ne dépassait pas, en 1844, le chiffre de douze ; au milieu de l’année suivante, il s’élevait à trois cents. On opérait 1,500 à 2,000 transferts par jour, embrassant plus d’un demi-million sterling (12 millions et demi de francs). A

  1. Le quarter contient 64 gallons, et le gallon 4 litres et demi à peu près.