Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 20.djvu/1089

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

répandus parmi ces prolétaires privilégiés qui forment la petite noblesse. C’était à ses yeux la démocratie naissante ; il préférait la féodalité et l’Autriche. Véssélényi, poursuivi et condamné à la prison pour un discours véhément, restait magyare et libéral ; mais lorsqu’une amnistie vint rendre au grand martyr, ainsi que l’appelaient les patriotes, l’usage de sa liberté, épuisé par la maladie, il était perdu pour la vie active et les labeurs du tribun. Ainsi, le parti progressiste, abandonné par l’un de ses chefs, privé fatalement de l’autre, recevait de l’Autriche un coup violent qui retombait sur la nationalité magyare elle-même à l’heure où elle avait le plus besoin de toute sa force et de toute sa raison pour répondre à la triple rébellion littéraire des Slovaques, des Croates et des Valaques, et enfin au panslavisme de Kollar.

A partir de 1837 commence dans l’histoire du magyarisme une époque d’incertitude et de découragement. L’irritation croissante, les protestations officielles portées par les Illyriens et les Roumains dans la diète et par les Slovaques jusqu’au pied du trône impérial[1], le morcellement, la dissolution imminente du royaume, frappent enfin quelques esprits qui à l’origine s’étaient eux-mêmes laissé séduire par les brillantes illusions du patriotisme conquérant. D’abord des voix isolées et sans autorité osent prêcher la modération ; elles ne partent pas d’assez haut pour être écoutées et se perdent dans la foule. L’obscurité les sauve du mépris des patriotes. Il était clair que l’homme assez hardi pour dévoiler à ses concitoyens la vérité sur leurs fautes jouerait dans cet acte de véritable héroïsme toute popularité acquise ou à venir et s’exposerait inévitablement à une tempête de récriminations et d’injures. Pourtant, après plusieurs années d’hésitation, la vérité parvint à se faire entendre, en 1842, dans le sanctuaire même du magyarisme, dans l’académie nationale de Pesth. Elle avait emprunté la voix d’Étienne Széchényi, président temporaire de la docte assemblée. Après des éloges, d’ailleurs légitimes, accordés par conviction et par prudence à la littérature magyare, il eut le périlleux courage d’adresser des conseils de modération aux ultra-enthousiastes qui avaient poussé la pensée nationale à tant d’excès, et il osa reconnaître que le mouvement des Slovaques, des Croates et des Valaques dérivait directement non point des machinations de la Russie, mais du principe impérissable des races, violemment irrité par l’injustice du magyarisme débordé[2].

En dépit de cet aveu si remarquable, la diète de 1843 suivit les erremens de toutes celles qui l’ont précédée, et, dans une séance à l’issue de laquelle les députés croates avaient couru quelque danger pour leur vie, la majorité leur enjoignit de parler le magyare dans un délai de six ans. Toutefois le peu de cas que ceux-ci ont semblé faire de cette injonction, la puissance morale conquise par l’illyrisme sur son.propre terrain et à Vienne même[3], l’organisation plus étroite

  1. Les pasteurs et les professeurs slovaques s’étaient réunis pour adresser à l’empereur un manifeste contenant tous leurs griefs. Les Illyriens sont parvenus, par des moyens semblables, à reconstituer leur diète nationale.
  2. Véssélényi, quoique retenu hors des affaires par une douloureuse cécité, a élevé la voix du fond de sa retraite pour condamner cette déclaration.
  3. Les Croates, qui avaient continué de parler latin jusqu’à ce jour dans leur diète nationale et dans leurs comitats, viennent de prendre la résolution de faire usage maintenant de l’illyrien. Peut-être voudront-ils aussi introduire cette langue dans la diète de Presbourg. Ce sera pour les Magyares un embarras de plus.