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vous êtes étranger au pays, mais vous n’y êtes pas arrivé depuis hier.

Je feignis de ne pas comprendre la portée du compliment qui s’adressait à mon expérience, et je jetai un dernier coup d’œil sur le malheureux Biscayen. Sa figure avait repris cette sérénité qu’on remarque chez les hommes dont une épée a brusquement tranché la vie, et un placide sourire semblait encore errer sur ses lèvres. A peine commencées depuis quelques jours, mes courtes relations avec don Jaime de Villalobos étaient déjà terminées ; quant au lien mystérieux que le hasard avait formé entre moi et don Tomas, il ne devait se rompre que plus tard.

Une année s’était passée depuis la mort du Biscayen. J’avais quitté le Mexique. Outre la promesse faite à don Jaime, un motif moins romanesque, une affaire toute personnelle, m’avait conduit en Espagne. La guerre civile traversait alors sa dernière phase. Les diligences qui font le service de Bayonne à Madrid ou qui desservent les autres points avaient cessé de circuler par crainte des bandes carlistes qui infestaient la frontière basque. J’étais à Bilbao, et ce ne fut qu’à grands frais que je pus me procurer deux chevaux et un guide. Ce guide, qui devait me laisser à Vergara, d’où je gagnerais Saint-Sébastien, était lui-même un ancien carliste. Il y a dix lieues à peu près entre Vergara et Bilbao. Sur tout ce parcours, les populations des villages qui craignaient l’invasion émigraient par troupes, et le chemin, dangereux par lui-même, m’eût paru fort long sans les récits de mon guide. Nous arrivâmes vers le soir à Vergara, qui venait d’être déserté. Une bande carliste y avait fait annoncer sa venue. Mon guide ne pouvait aller plus avant, sa passe ne lui permettait pas de franchir la ville ; à une lieue de là, les chevaux eussent été embargués, et lui-même pouvait être arrêté.

— Je dois vous laisser là, me dit-il, mais j’en suis vraiment fâché. Je connais mes anciens camarades, et je prie la sainte Vierge que vous ne tombiez pas entre leurs mains.

— Ma nationalité me protège, lui dis-je, et puis je ne suis ni carliste ni christino.

— Votre titre de Français vous épargnera en effet bien des misères… car… car…, et le brave homme ; après avoir hésité long-temps, ajouta : Car vous serez probablement pendu tout d’abord.

Je supportai assez héroïquement cette foudroyante conclusion ; je m’étais dit en effet que, si ma vie était menacée, je trouverais un asile inviolable chez la mère du pauvre don Jaime, ancien officier carliste lui-même. Le montagnard, qui n’avait pas le secret de mon sang-froid, me serra la main en s’écriant :

— Vous êtes un brave ; morbleu ! et je prie Dieu que vous soyez plutôt fusillé que pendu.