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un pastel si riche de ton qu’on aurait juré qu’il était d’hier, si vrai de détail, d’une réalité si crue, que la tête semblait sortir du cadre. L’étrange visage ! Cette face haute en couleur, ce gros œil bleu, dur et terne, ce front fuyant, ces joues pendantes, voilà donc comme était fait l’ami de Voltaire. Voltaire se trompait bien, s’il a jamais imaginé qu’il apprivoiserait son héros, et il avait beau se moquer avec lui des Welches, à voir seulement une si rude figure, on s’aperçoit tout de suite, comme il s’en aperçut plus tard, que les Welches eux-mêmes étaient sensibles et tendres auprès de ce dur Teuton. Pour Teuton, Frédéric le fut, quoi qu’on en dise : il avait voulu versifier et philosopher en français, c’était payer à son temps une dette de rigueur ; mais, sous son écorce française, il gardait toute sa sève prussienne, et la pointe du bel esprit dont il se parait n’avait rien usé de cet âpre et raide génie qu’il tenait de sa race. Si grand homme de guerre qu’il soit devenu, il resta toujours un peu caporal, et c’est un de ses côtés les plus piquans que ce mélange continuel d’agréable politesse et de demi-brutalité. La Prusse est une monarchie sortie d’une caserne : il lui demeure bien quelque chose de son origine, et la royauté n’a jamais cessé d’y commander militairement.

Ces brusques allures sont entrées dans le sang des Hohenzollern. L’arrière-neveu de Frédéric, aussi poli pourtant que Frédéric savait l’être, s’emporte parfois comme lui, et tout ce qu’il a de raffinement dans l’intelligence n’empêche pas assez souvent sa volonté d’être rogue et cassante à la façon d’une consigne. Il est curieux de retrouver chez ces deux natures si diverses, avec la même distinction de culture, le même ton d’autorité bref et presque vulgaire, la même humeur violente, et d’une violence qui procède, pour ainsi dire, carrément jusque dans ses boutades. De pareilles boutades ne vont pas d’ailleurs si mal avec l’Allemand du Nord ; elles ont je ne sais quoi d’entier qui ne lui déplaît point ; il aime à obéir en soldat, et la bonhomie naïve et douce du Souabe ne lui imposerait guère. Ce qu’il lui faut, c’est de l’héroïsme bourru, c’est cette rudesse grondeuse qui interrompra peut-être un éclat de colère par un éclat d’agreste gaieté. Blücher aussi avait de tout cela, et si je commence l’esquisse de mon royal modèle par ce trait plus appuyé que je n’aurais voulu, c’est que, le modèle lui-même étant fort ondoyant, comme parlait Montaigne, j’ai pris d’abord ce qu’il avait de plus saisissable, le fonds national et commun. Avec la rondeur de ses dehors, Frédéric-Guillaume IV est un roi tout prussien, comme Frédéric Il était encore un roi prussien avec ses manières aiguisées et subtiles : ces princes-là voudront toujours aller la canne en main.

A part ce signe de famille, ne cherchons plus de ressemblance entre Frédéric-Guillaume et ses prédécesseurs. Il a de l’esprit sans doute, et beaucoup, un esprit ouvert à toutes choses ; mais de cette sorte d’esprit