Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 20.djvu/1052

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

comme vous, d’en faire autant dans le pays de l’or et de l’argent, où l’ambition de toutes les femmes se résume par ce dicton :

Camisas de Bretaña,
Y maridos de España[1].

Dans ma position, faire un riche mariage était ma seule ressource, et je résolus de courir cette chance. Je fis partager mes espérances à ma mère. Un à-compte obtenu sur un arriéré de solde me servit à payer mon passage à bord d’un navire qui mettait à la voile de Bilbao, et je partis plein de l’espoir de revenir déposer aux pieds de ma mère une fortune que j’ambitionnais pour elle seule. J’arrivai à Vera-Cruz il y a un an ; je fréquentai assidument les églises, seul endroit où les Vera-Cruzanas veulent bien se montrer, mais aucune d’elles ne daigna faire attention à moi. Le soir, dans les rues désertes, je me résignais à de longues et infructueuses stations : personne ne se montrait. Je compris qu’en ne signalant pas ma présence sous une fenêtre, je courais grand risque de me morfondre ainsi toutes les nuits. J’eus recours à la musique, et j’achetai cette mandoline. Malheureusement, quoique musicien passable, je n’étais pas assez poète pour composer un motif de sérénade, et j’en fus réduit à souder le plus convenablement possible, à un couplet du Romancero que je me rappelais, le dicton même qui m’avait décidé à quitter le manoir. C’est ce couplet que vous avez interrompu tout à l’heure.

L’Espagnol se remit à fumer comme un homme qui vient de remplir consciencieusement sa tâche et garda le silence.

— Et vous êtes encore garçon ? dis-je, fort surpris de cette conclusion aussi brusque qu’imprévue de l’histoire de don Jaime.

— Ce n’est pas la faute d’une espèce de duègne qui, depuis plus de quarante ans, portait des chemises de Bretagne, et se trouvait forcée de s’en tenir là bien malgré elle. Vous le concevez, j’étais venu pour épouser une femme jeune, riche et belle. Si la duègne eût été riche, par amour pour ma mère, je l’aurais épousée ; mais celle-là n’était pas riche, n’était plus jeune, n’avait jamais été belle.

— Hélas ! lui dis-je, vous vous êtes trompé d’un demi-siècle, seigneur don Jaime. Cinquante ans plus tôt, toutes les chances eussent été en faveur d’un cavalier de votre mine et de votre tournure. Aujourd’hui, ce temps est passé, je le crains.

Un sourire imperceptible effleura les lèvres du Biscayen ; je ne sus, pour le moment, si je devais l’attribuer à la reconnaissance pour mon compliment ou à l’incrédulité pour mon pronostic. Je repris après un court silence

— Puisque je suis en veine d’indiscrétion et vous en veine d’indulgence,

  1. Chemises de toile de Bretagne,

    Maris d’Espagne.