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d’Égypte, et qui contient une collection de noms royaux plus complète qu’aucune autre ne peut l’être, et un ensemble de chronologie égyptienne depuis l’ancien roi Ménès jusqu’à Septime-Sévère. Cette série va plus loin encore, car M. Lepsius ne s’arrête pas à ce nom, le dernier qu’eussent trouvé écrit en hiéroglyphes Champollion et ses autres successeurs. M. Lepsius a été assez heureux pour découvrir, dans un petit temple de Thèbes où Champollion avait trouvé le nom d’Othon, les noms de Galba, de Pescennius Niger, et, ce qui est plus important, de l’empereur Dèce. Par cette découverte, M. Lepsius prolonge la série hiéroglyphique d’un demi-siècle au-delà de Septime-Sévère, où elle s’arrêtait jusqu’ici. On a donc une suite de monumens et d’inscriptions qui s’étendent depuis 2,500 avant Abraham jusqu’à 250 ans après Jésus-Christ. Il n’y a rien de semblable dans les annales humaines.

Il fallait tout l’intérêt que m’inspiraient les doctes confidences de M. Lepsius pour m’empêcher d’être distrait par le magnifique spectacle que j’avais sous les yeux. Le soleil, disparaissant derrière nous, éclairait encore de ses reflets la plaine de Thèbes, silencieuse à nos pieds. Du point où j’étais placé, je l’embrassais tout entière. Mes yeux tombaient d’abord sur les deux colosses assis majestueusement au milieu de la campagne solitaire dont ils semblaient les rois muets. Le soleil, couché déjà pour la plaine, venait frapper leur dos et leur tête de sa lumière rouge et dure, comme il éclaire encore un sommet de montagne quand les vallées sont dans l’ombre. Ces colosses semblaient se recueillir aux approches de la nuit qui allait les envelopper. Je pouvais de loin reconnaître les cinq grandes masses de ruines qui s’élèvent sur les deux rives du Nil comme des montagnes de souvenirs. La colline que je foulais aux pieds, je la sentais elle-même toute pleine de tombeaux, toute creusée de sépulcres. Derrière moi je voyais encore en esprit ces immenses palais de la mort où j’avais erré pendant plusieurs heures ; Thèbes m’était donc présente tout entière. À cette heure solennelle, l’image de Rome, qui s’était offerte à moi la première en arrivant, me revenait en mémoire ; mais maintenant que j’avais vu Thèbes, que je pouvais évoquer par la pensée toutes ces ruines de temples, de palais, de colosses, de siècles, Rome ne me semblait plus égale à mes impressions, à mes souvenirs, et je me suis écrié : Thèbes, c’est Rome en grand !


J.-J. AMPERE.