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cette scène étrange sans pouvoir entendre les paroles échangées entre les deux frères. Lorsqu’on vit don Fadrique tomber aux pieds du roi, un cri s’éleva aussitôt dans toutes les rues : « Trahis ! trahis[1] ! Le Maître nous abandonne ! » La terreur et le tumulte étaient aussi grands que si déjà l’armée ennemie eût donné l’assaut. La reine, la comtesse de Trastamare et les principaux chefs coururent s’enfermer dans le château, ne se croyant plus en sûreté dans l’intérieur de la ville. Quelques-uns tentèrent de s’échapper dans la campagne ; mais toutes les issues étaient gardées par les troupes royales. Personne ne donnait plus d’ordres ; chacun ne songeait qu’à sa propre sûreté, ou plutôt s’abandonnait au désespoir, ne sachant à quel parti se résoudre. La nuit venue, don Pèdre fit prendre les armes à toutes ses troupes, et, ayant passé le Duero dans le plus profond silence, se présenta devant la porte de Sainte-Catherine où Triguero était de garde. Au signal convenu, elle s’ouvrit ; les soldats du roi, entrant en bon ordre, occupent les tours, les remparts, tous les postes, à l’exception du château, dont les avenues furent investies.

Au point du jour, les habitans du château, déjà prévenus par le bruit extraordinaire qu’ils avaient entendu dans la ville, aperçurent l’armée royale en bataille devant leurs barrières et se préparant à donner l’assaut. Personne ne parlait de résister ni même de demander une capitulation ; il ne s’agissait plus que d’obtenir grace de la vie. Mais de sortir pour implorer la clémence du roi, chacun s’en défendait, craignant sa première furie. Tout à coup un chevalier navarrais nommé Martin Abarca, qui, dans les derniers troubles, avait pris parti pour les bâtards, se hasarde à une poterne, tenant entre ses bras un enfant de douze à treize ans, fils naturel du roi Alphonse et de doña Léonor. Il reconnaît le roi à ses armes, l’appelle et lui crie : « Sire ! faites-moi grace, et je cours me jeter à vos pieds et vous rendre votre frère don Juan ! — Martin Abarca, dit le roi, je pardonne à mon frère don Juan ; mais pour toi, point de grace ! — Eh bien ! dit le Navarrais en traversant le fossé, faites de moi à votre plaisir ! » Et, sans lâcher l’enfant, il vint se prosterner devant le roi. Don Pèdre, touché de cette hardiesse du désespoir, lui fit grace de la vie aux applaudissemens de tous ses chevaliers.

Cependant la porte du château restait toujours fermée. Don Pèdre fit avertir la reine, sa mère, qu’elle eût à paraître en sa présence. D’abord elle répondit en demandant un sauf-conduit pour elle-même et pour les seigneurs de sa suite. — « Qu’elle vienne sur-le-champ ! s’écria le roi avec impatience ; je sais ce que j’ai à faire. » On hésitait encore

  1. Cri d’alarme au moyen-âge qui revient souvent dans Froissart : « Si vinrent aux fenêtres de la porte et commençaient à crier à haute voix : Trahis ! trahis ! Adonc s’estourmirent en grand effroi, etc. » Froissart, liv. III, chap. 99.