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le nom de celui qui, à la dernière charge, est allé s’enfoncer comme un coin dans l’escadron des hussards ?

— Parbleu ! je dois le savoir, dit Jean ; car j’y serais resté, si je n’avais pas appelé à moi les mainiaux.

— Alors c’est pour ton compte qu’il faut dire un chapelet, et, s’il te manque pour ça quelque grain de pater, j’en ai un de plomb à ton service.

— Où cela ?

— Dans la cuisse droite.

— Tu es blessé ?

— D’un coup de pistolet que tes hussards m’ont envoyé par mauvaise humeur ; mais je connais quelqu’un qui me retirera la balle aussi aisément qu’une dent de lait.

— Qui cela ?

— Rouan le maréchal.

— il est mort, dit un des chouans.

— Alors j’irai trouver son frère.

— Mort aussi !

— Eh bien ! son garçon.

— Mort encore ! Ils sont tous morts au Genet et au Bourgneuf ; nos paroisses n’auront plus que des veuves.

Une foule de noms répétés par ceux qui étaient présens vinrent justifier cette lugubre affirmation. Chacun, avait assisté aux derniers momens de quelque voisin ou reconnu son cadavre parmi les morts. Ces récits ramenèrent les tristes pensées. A la joie du salut succéda l’amertume du désastre et la crainte des conséquences qui devaient s’ensuivre. Maintenant maîtres du pays, les bleus ne laisseraient aux chouans aucune trêve ; leur retraite ne pouvait manquer d’être découverte, attaquée ; peut-être la cherchait-on déjà. Ces réflexions, faites successivement par chacun, avaient interrompu les conversations. Bien que la bande entière fût éveillée, elle était retombée dans l’immobilité et le silence. Tout à coup la brise de nuit apporte jusqu’à la cabane un chant éloigné. Les têtes se dressent, on prête l’oreille : les chouans ont reconnu la voix de la pauvre fille. Jean, Miélette, Va-de-bon-Coeur et quelques autres sortent précipitamment ; mais la nuit est obscure, et, bien que dépouillé de ses feuilles, le taillis ne permet de rien distinguer. Ils sont obligés de se laisser diriger par la voix : c’est bien celle de Suson,- mais plus monotone, plus triste. Cependant elle approche toujours, elle semble venir à eux ; ils hâtent le pas, atteignent le bord de l’étang, regardent et s’arrêtent, immobiles de saisissement. A quelques pas, le long des roseaux, passe la pauvre fille, les cheveux dénoués, les pieds nus, et sans autre vêtement que son jupon. Elle tient par la bride un cheval blanc, taché de sang, sur lequel tous reconnaissent