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fille, qui soutenait la tête du mourant, s’efforçait d’endormir ses souffrances en chantant à demi-voix un air du pays. Le chant, les plaintes et les prières confondus formaient quelque chose de si lugubre, que Va-de-bon-Coeur, qui accompagnait son capitaine, s’arrêta à l’entrée des halles. Jean évita les attendrissemens ; la reprise de la canonnade l’avertissait que l’on avait besoin de lui ailleurs. Il amenait deux chevaux, sur l’un desquels il plaça son frère et Suson ; l’autre était destiné à sa mère.

— Partez et ne regardez pas derrière vous, dit-il précipitamment ; s’il plaît à Dieu, nous nous reverrons aux Poiriers.

Et, sans attendre la réponse, il reprit son fusil et retourna à la bataille.

L’ennemi avait forcé tous les passages ; il occupait déjà la ville. Jean et quelques autres, secondés par la nuit, s’acharnèrent à défendre les rues de maison en maison. Le prince de Talmont arriva enfin pour leur dire de songer à leur salut, et, comme Jean ne voulait point le quitter, il lui répéta qu’il devait réserver le courage de ses hommes pour de meilleurs jours, et lui ordonna de partir. Le gas mentoux eut l’air d’obéir ; mais, après avoir assuré la retraite de sa troupe, il revint sur ses pas afin de savoir si le prince était sauvé. Tranquillisé à cet égard, il rejoignit ses gens le lendemain, et se réfugia avec eux dans le bois de Misdon.

Beaucoup avaient été blessés, tous étaient à demi morts de fatigue. Depuis leur départ, ils n’avaient couché qu’autour des feux des avant-postes, ils ne s’étaient endormis qu’au bruit de la fusillade et du canon. En retrouvant le calme de leur taillis et leur cabane encore debout, tous sentirent tomber l’exaltation nerveuse qui les avait jusqu’alors soutenus. Ils s’étendirent pêle-mêle sur la litière de mousse qui leur servait de couche, et y dormirent vingt-quatre heures sans se réveiller. Le premier chouan qui rouvrit les yeux s’aperçut que la nuit était venue. Tant d’événemens se succédaient depuis un mois, qu’il eut peine d’abord à rassembler ses idées. Il appela son voisin, les autres l’entendirent, et bientôt toute la troupe fut réveillée. Il y eut un moment de joie générale quand chacun retrouva ses souvenirs et eut conscience d’avoir échappé à la grande déroute. Ils s’appelaient tout haut dans l’obscurité pour se reconnaître à la voix, car, lorsqu’ils étaient arrivés, le trouble et la fatigue ne leur avaient point permis de prendre garde l’un à l’autre. Après s’être comptés, ils se retrouvèrent environ cinquante. Miélette, toujours le premier à reprendre courage, déclara que le crible des patauds devait être percé, puisqu’il avait laissé passer tant de bon grain.

— Pour ta part, tu peux dire un chapelet de remercîment, fit observer Jean, car aucun de nous n’a vu le feu d’aussi près que toi.

— Aucun, gas mentoux, répéta Miélette ; dis-moi donc un peu alors