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noms ceux de sa paroisse qui avaient négligé les offices ou qui avaient travaillé sans dispense les jours gardés, il annonça qu’une fille du voisinage venait de donner un grand scandale en quittant sa maison pour suivre un homme, et il l’appela, selon l’habitude, à confesser sa faute devant les paroisses sous peine d’excommunication. Alors Jeanne, qui était à genoux devant la chaire parmi les autres têtes blanches, et qui, jusqu’à ce moment, avait tenu le front baissé pour qu’on ne pût la reconnaître, se leva tout à coup avec un visage tranquille et se mit à réciter à haute voix son Confiteor. Vous comprenez si ce fut un grand saisissement pour ceux qui se trouvaient là. Le recteur lui-même ne savait s’il devait approuver ou se plaindre. Il interpella la jeune fille sur son action ; mais elle donna si bien ses raisons, qu’au dire de mon oncle, qui y était, toutes les femmes se prirent à pleurer, et que les pères de famille eux-mêmes ne trouvèrent rien à reprendre. Quant au prêtre, il finit par la recommander aux prières des assistans, et le soir suivant il la fit revenir avec Cottereau pour les marier en cachette. Il leur donna ensuite un certificat afin qu’ils ne fussent point inquiétés dans les paroisses[1].

Je demandai au meunier si Jeanne n’avait pas eu à se repentir de son mariage avec Cottereau.

— Non pas que je sache, répondit-il. Le sabotier était un homme sévère, mais sans mauvaiseté, comme ils disent ici. Seulement la mort le prit de bonne heure, et la veuve vint alors habiter la closerie des Poiriers, qu’elle avait reçue d’héritage, avec ses deux filles et ses quatre garçons, parmi lesquels était le fameux Jean Chouan.

Avant d’avoir déclaré la guerre aux bleus, Jean était déjà le plus célèbre faux-saulnier du Maine, et la preuve, c’est qu’on chante encore aujourd’hui la complainte du gas mentoux. On lui avait donné ce nom à cause de ses ruses pour tromper les gabeleurs et de ses hâbleries avec les contrebandiers qu’il entraînait toujours dans quelque casse-cou en répétant qu’il n’y avait pas de danger. C’était sa phrase ordinaire. Lui-même pourtant, malgré son adresse, ne se tirait pas toujours d’affaire sans coups, sans pertes ou sans prison ; seulement il se vengeait par de bons tours. Un jour les commis de Laval, qui l’avaient fait condamner

  1. Ces mariages, célébrés secrètement par les prêtres, qui, comme on le sait, tenaient les registres de l’état civil avant la révolution, étaient fort rares, mais non sans exemples : c’étaient des cas exceptionnels dans lesquels le curé violait la loi civile dans l’intérêt de la loi religieuse et en obéissant à une inspiration de conscience dont il n’était responsable que devant son évêque ; il remettait alors aux époux unis secrètement un certificat latin constatant la légitimité religieuse de leur mariage, afin qu’ils ne fussent point inquiétés dans leur paroisse comme concubinaires.