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Je demandai ce que c’était que la veuve des Poiriers.

— Eh bien ! mais la mère des frères Chouan, reprit le meunier ; sa closerie s’appelle les Poiriers, et, chez nous, chacun prend le nom du bien qu’il cultive ; est-ce qu’on ne vous a pas raconté l’histoire de la mère Cottereau ?

Je répondis négativement, en ajoutant que j’étais prêt à l’entendre, si mon conducteur la savait.

— Si je la sais ! répliqua-t-il ; pardieu ! mon oncle, qui avait été dans le temps notaire à Port-Brillet, ne parlait point d’autre chose. Il disait toujours que la veuve des Poiriers était une Romaine, et il répétait si souvent son histoire, avec toutes les circonstances, que je l’ai apprise pour ainsi dire par cœur.

Je pris l’attitude de quelqu’un qui se prépare à écouter.

— Il faut vous dire d’abord, continua mon compagnon, que les Cottereau étaient sabotiers de père en fils et vivaient au milieu des bois dans des cabanes de feuilles et de copeaux. Leurs femmes accouchaient là sans autre matrone que leur bonne volonté, et les enfans grandissaient, comme les loups, à la garde du diable. L’âge venu, ils prenaient la ferte et se faisaient faux-saulniers à l’exemple de leurs pères. Il paraîtrait que cette vie avait fini par les rendre si tristes et si sauvages, que les gens du pays leur avaient donné le nom de C’houins[1], qui était resté depuis à la famille. Cependant le père des trois Cottereau était plus sociable. Il s’était instruit tout seul et il venait tous les dimanches dans la métairie pour lire la vie des saints aux hommes et apprendre les nouveaux noëls aux jeunes filles. Ce fut de cette manière qu’il fit la connaissance de Jeanne Moyné, et que tous deux tombèrent amoureux l’un de l’autre ; mais le métayer ne pouvait donner sa fille sans déshonneur à un homme qui n’avait jamais labouré la terre : aussi l’amoureux fut congédié, et on ordonna à Jeanne de tourner son cœur d’un autre côté. Elle reçut l’ordre sans rien dire ; elle ne pria, ni ne pleura ; seulement, quelques jours après, elle s’enfuit de la métairie, et, pour bien faire comprendre qu’elle ne reviendrait plus, elle laissa sa quenouille et son écuelle brisées à la porte de l’étable ! Cottereau, qui l’attendait sur la route de Laval, l’emmena dans la forêt de Coucise, où était sa cabane. Arrivée là, Jeanne avertit le sabotier qu’elle ne demeurerait avec lui qu’après avoir été mariée par un prêtre. Ils partirent donc un dimanche pour Saint-Ouën-des-Toits. La jeune fille entra seule dans l’église afin de parler au recteur ; mais il se trouva qu’il venait de monter en chaire pour le monitoire[2]. Après avoir réprimandé par leurs

  1. Chats-huans en patois du Maine ; de chouin on fit, par corruption, chouan.
  2. L’usage de ces admonitions publiques et de ces sommations adressées au coupable, sous peine d’excommunication après trois avertissemens, existait, avant la révolution, dans toutes les paroisses de l’ouest. Les prêtres abusaient rarement de ce singulier pouvoir de censure que la ferveur de la foi avait établi, et que l’habitude maintenait sous le nom significatif de monitoire.