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d’Horace, une idole à laquelle ils sacrifient chaque jour de plus en plus.

Les conséquences du divorce entre la poésie et la haute critique ne se firent pas attendre, et elles furent désastreuses. Pouvait-il en être autrement ? Le caractère principal de la poésie de notre époque, n’est-ce pas le lyrisme ? Or, ne sait-on pas que les poètes doués de lyrisme peuvent être de véritables et puissans poètes, sans avoir pour cela l’esprit critique, tandis que d’autres poètes, les poètes dramatiques par exemple, n’auraient jamais ni force ni grandeur, s’ils ne portaient l’esprit critique avec eux ? Sans doute rien n’est plus beau que la poésie lyrique : son inspiration a quelque chose de divin ; mais on conviendra que cette inspiration sublime, au souffle en quelque sorte sacré, offre de grands périls, car elle trouble et éblouit souvent le poète, au point qu’il peut se faire complètement illusion sur les autres et sur lui-même, et qu’il s’égare on ne peut mieux, s’il ne consent à écouter l’humble mortel qui, tout en l’admirant, lui crie : Holà ! D’où il faut conclure qu’à une époque de poésie lyrique, la critique n’est pas seulement utile, elle est indispensable : c’est une moitié de l’art. Si l’on me permettait l’image, je dirais que, pour le ballon du poète lyrique, la critique est la soupape de sûreté ; sans cette soupape, le ballon peut s’élever très haut, mais il ne sait ni s’arrêter ni descendre, et il se brise dans sa chute.

Voilà pourquoi il est à jamais regrettable que la poésie moderne n’ait plus voulu écouter de conseils, et qu’elle se soit enivrée des éternelles louanges qu’elle faisait chanter en son honneur par les faux prêtres de la critique dans un olympe construit de ses mains. Les voix désintéressées n’ont pas fait défaut pourtant ; la haute et sévère critique, quoique dépassée et débordée à chaque instant, n’en a pas moins rempli sa tâche, qui sera assez glorieuse dans l’avenir. Réunissez tous les sérieux travaux de critique de ces quinze dernières années, et vous formerez un ensemble qui fera quelque honneur aux lettres françaises et qui ressortira surtout par le contraste avec le milieu où ces travaux se sont élevés.

Il n’est pas une branche de l’imagination qui n’ait rencontré de bons juges, à la fois hardis et modérés, ayant des idées et du style, et dignes en tout point d’être écoutés, car, on l’a dit, jugés par eux, les poètes étaient jugés par des pairs en intelligence. L’un a offert un parfait mélange d’esprit fin et d’imagination délicate, il a fait le tour des systèmes et des hommes avec autant de curiosité que de pénétration et de sympathie ; il a eu du Bayle et du Vauvenargue, et il a donné à sa critique l’attrait d’une création. L’autre a été sévère, inflexible : logicien intraitable, il s’est plu à surprendre l’imagination dans tous ses écarts et à la ramener d’une main vigoureuse ; il s’est plu à démontrer aux poètes, quand ils se sentaient devenir dieux, qu’ils étaient des hommes. S’il a