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mordante, la plus vive et en même temps la plus sensée ? lisez la Critique de l’École des Femmes. Et la lettre de Fénelon à l’Académie (je crois avoir le droit de placer l’auteur de Télémaque parmi les inventeurs), y a-t-il dans Quintilien un plus admirable chapitre que celui-là ? Heureux temps où l’imagination signe d’aussi belles pages sur les règles de l’art, et où, parmi les écrivains qui ont pris le brevet et mis l’enseigne d’expert en littérature et en érudition, on rencontre le plus pénétrant, le plus compréhensif, le plus infatigable des critiques, je veux dire Bayle ! Heureux temps ! mais il eut aussi ses scories. Un siècle, si grand qu’il soit, n’est beau d’une beauté irréprochable qu’à distance, et lorsque le crible de la postérité a dégagé le bon et rejeté le mauvais. Le XVIIe eut sa part de mauvaise critique, sans compter les injustices faites au Cid, qui étaient antérieures au triomphe définitif de la raison et du goût. Qu’on ne l’oublie pas, c’est au milieu de l’épanouissement le plus complet du génie de nos grands hommes qu’eut lieu un débordement de sentimens et d’idées absurdes et rétrogrades ; il n’y eut pas de chef-d’œuvre qui ne fît naître des centaines d’injurieux libelles, à peu près comme un rayon de soleil fait pousser des milliers d’insectes. Oui, en plein Louis XIV, il y eut une critique inintelligente, sans goût, criarde, éhontée ; nous avons alors un peu moins le droit de nous plaindre aujourd’hui, et cela doit nous consoler un peu.

Comme le XVIIIe siècle avait une autre mission que le siècle précédent, et qu’à une époque heureuse et réglée succédait une époque inquiète et turbulente, l’esprit critique dut changer de caractère et prendre d’autres développemens. Ses développemens furent tels, qu’il devint la littérature tout entière, — une littérature sociale. Les gens de lettres passèrent tous à l’état de philosophes, et, si la poésie perdit beaucoup à cette transformation, il faut se consoler de ce malheur en songeant qu’il sortit de là la révolution française. Ce que nous perdîmes en poésie, nous le gagnâmes en liberté ; il y eut compensation. Ce siècle est donc le siècle critique par excellence : il veut tout démolir du passé vermoulu, et, non content de placer la mine sous l’édifice, il lance un bélier contre chaque pierre ; mais, contradiction remarquable ! le roi de ce temps-là, Voltaire, voulut tout renouveler, excepté l’art, qu’il faut renouveler toujours. En changeant le monde, il ne demandait pas mieux que d’immobiliser la poésie, dont le principal caractère est de changer à mesure que le monde change. Personne n’eut plus de goût que Voltaire, et personne n’eut autant d’esprit, mais il manqua d’étendue et de grandeur ; il méprisa Shakespeare, et ne comprit pas tout Corneille. Diderot, lui, était plus conséquent : il fut révolutionnaire sous toutes ses faces. En travaillant avec sa verve d’hiérophante à la démolition de l’ancienne société, il rêvait un art moderne pour la nouvelle, il inventa le drame, et sema d’aperçus nouveaux, mêlés de faux