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primitivement un traité sur le lavis à l’encre de Chine ; mais l’auteur, après avoir achevé le premier livre, s’aperçut qu’il n’y était question ni de lavis ni d’encre de Chine, ce qui est un bien petit malheur. En effet, quelle raison aurait un écrivain de caprice de gêner sa fantaisie pour le mince avantage de faire cadrer son œuvre avec le titre ?

M. Töpffer débute par un chapitre sur le sixième sens, car, au-delà du tact, de l’ouïe, de la vue, de l’odorat, il existe une perception des choses naturelles qui ne se rapporte à aucun de ces sens. Ce sixième sens se sert des autres comme d’humbles esclaves : lui assigner une place certaine est difficile ; il réside peut-être dans le cerveau, mais qui pourrait l’affirmer ? Les animaux en sont privés et beaucoup d’hommes aussi, car l’homme se divise en trois classes : — l’homme végétatif, l’homme animal, l’homme intellectuel. Plusieurs, très braves gens du reste, voient la nature comme l’arbre voit le ciel ou comme le mouton voit le pré ; d’autres, plus forts, ont la perception du bleu et du vert, mais sans en déduire aucune conséquence ; quelques-uns remarquent les différences et les rapports de ces tous, et il en résulte pour eux une sensation de beauté, une idée qui n’est ni dans le ciel ni dans la prairie. Ceux-là jouissent du sixième sens : ils ont la bosse, quoique non bossus, ils possèdent ce que Boileau appelait l’influence secrète.

Si vous n’avez pas la bosse, cherchez quelque honnête métier, quelque emploi lucratif ; mais, croyez-m’en, ne passez jamais votre pouce dans le trou d’une palette, ne vous servez du papier que pour faire des factures ou des quittances, et gardez-vous de laisser tomber vos doigts sur l’ivoire d’un clavier, car vous n’êtes, ne fûtes et ne serez jamais que ce que les étudians allemands appellent un philistin, et les artistes français un bourgeois. Les arts ont cela d’admirable et de particulier, que l’esprit le plus lucide, le raisonnement le plus juste, joints à l’érudition la plus vaste et au travail le plus opiniâtre, ne servent à rien quand on n’a pas le sixième sens. Ceci ne veut pas dire que les gens doués ne doivent pas étudier, mais que l’étude est parfaitement inutile à ceux qui ne le sont pas. L’art, différent en cela de la science, recommence à chaque artiste. Hors quelques procédés matériels de peu d’importance, tout est toujours à apprendre, et il faut que l’artiste se fasse son microcosme de toutes pièces. En art, il n’y a pas de progrès : si le bateau à vapeur est supérieur à la trirème grecque, Homère n’a pas été dépassé, Phidias vaut Michel-Ange, auquel notre âge n’a rien à opposer. Chaque poète, chaque peintre, chaque sculpteur emporte son secret avec lui ; il ne laisse pas de recettes. Le grain des toiles, la manutention des couleurs, le choix des pinceaux dont il se servait, voilà tout ce que l’on peut s’approprier de son expérience. Un chimiste, un mathématicien, un astronome, prennent la science juste au point où leurs illustres prédécesseurs l’ont laissée, et la conduisent, autant que leur génie le permet,