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avait presque sans cesse les yeux fixés. Je vous l’ai dit, la tête la plus saine n’aurait pu résister long-temps à ces influences combinées de la solitude et de la prière. Le moine avoua plus tard que des visions étranges passaient devant ses yeux pendant ces longues journées de contemplation et de silence. Des voix mystérieuses frappaient ses oreilles, et ce n’était pas toujours les concerts des anges qu’il entendait ; les murmures de la forêt se transformaient en soupirs voluptueux, en voix féminines, qui montaient jusqu’à lui avec l’âcre senteur des sapins ; souvent même des figures tentatrices lui apparaissaient sous les feuillages éclairés par la lune… »

À ce moment, le franciscain s’interrompit brusquement, et, se tournant vers moi : — M’écoutez-vous ? me dit-il.

— J’avoue, répondis-je, que j’écoute plus attentivement encore l’eau dont le bruit augmente singulièrement sous nos pieds, et je trouve que nous sommes fort à plaindre de n’avoir pas ici un de ces beaux clairs de lune dont vous parlez.

« Fray Epigmenio, reprit Serapio sans faire attention à ma remarque, se crut un saint, puisque des tentations pareilles venaient l’assaillir ; il crut pouvoir lutter contre le démon, comme les ermites des légendes. Un jour, à l’heure où le soleil allait se coucher, il ne se contenta pas d’attendre le tentateur dans sa cellule, il voulut le braver dans cette forêt même, peuplée de si étranges fantômes. A peine était-il entré sous la voûte épaisse des sapins, que des sanglots étouffés retentirent non loin de lui. Il s’arrêta pour prêter l’oreille, puis s’avança du côté d’où ces gémissemens semblaient venir. Pendant long-temps ses recherches furent inutiles ; enfin il arriva, de détour en détour, à un carrefour du bois au milieu duquel gisait, sur le gazon, un homme qui invita de la main le moine à s’approcher de lui. Fray Epigmenio hésita un moment. L’inconnu était un homme de haute taille, vêtu d’un riche costume de velours noir ; une pâleur mortelle était répandue sur sa physionomie, et il serrait avec angoisse contre sa poitrine un mouchoir ensanglanté. Enfin, après s’être signé dévotement, fray Epigmenio se décida à marcher vers le blessé. « Au nom de Dieu, lui demanda-t-il, de quelle mauvaise rencontre êtes-vous victime ? » Le saint nom de Dieu parut causer à l’étranger une émotion pénible ; ce fut d’une voix éteinte qu’il apprit à Epigmenio qu’il voyageait avec sa fille, et que des voleurs venaient de le dévaliser après l’avoir frappé d’un coup de poignard. Il ajouta que ce n’était pas pour lui qu’il invoquait des secours, mais pour la faible créature qui était à ses côtés, et en même temps, écartant les branches d’un buisson près duquel il était couché, il montra à fray Epigmenio une jeune fille étendue sans connaissance sur l’herbe, à quelques pas de lui. Les rayons de la lune tombaient en plein