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compagnons, qui, soit par ignorance du danger, soit pour s’étourdir, avaient pris le parti de chanter à tue-tête.

— Ne trouvez-vous pas, dis-je au moine, que cette gaieté a quelque chose d’irritant ? J’ai bien envie de changer, en les avertissant du péril que nous courons tous leur chanson à boire en un De profundis.

— A quoi bon ? dit mélancoliquement le franciscain. Ne vaut-il pas mieux qu’ils ignorent le danger et que la mort les surprenne dans leur joyeuse insouciance ? En ce moment où les esprits des ténèbres semblent planer au-dessus de nous, la voix humaine a je ne sais quelle harmonie consolante. Tenez, j’avais refusé tantôt de vous raconter l’histoire de fr-av Epigmenio. Réflexion faite, j’aime mieux encore entendre le son de ma propre voix que le sifflement du vent dans les sapins. Et puis j’y songe : c’est dans le couvent du Desierto, voisin de cette forêt, que s’est passée, précisément à l’époque de l’année où nous sommes, la partie la plus intéressante de la vie du révérend.

— Il est certain, dis-je, que cette circonstance devrait ajouter un intérêt particulier à votre récit ; mais en ce moment je me soucie fort peu de l’entendre. Cependant ; s’il peut vous être agréable de le conter…

« Fray Epigmenio, reprit le franciscain en m’interrompant, n’a jamais été, même dans sa jeunesse qu’un assez triste compagnon. C’est vous dire qu’il ne me ressemblait en rien. Loin d’avoir voulu, comme moi, se faire soldat avant d’endosser le froc, il était entré bien jeune encore en qualité de novice au couvent des frères carmélites surnommé el Desierto. Au temps dont je parle, c’est-à-dire il y a cinquante ans, le Desierto n’était pas abandonné comme aujourd’hui. C’était une retraite habitée par plusieurs religieux qui voulaient, en s’éloignant des villes, apporter dans la pratique de la règle un raffinement d’austérité. Vous devinez quelle influence cette solitude sauvage pouvait exercer sur un cerveau malade. Moi-même je ne répondrais pas de ma raison si je devais passer ma vie en pareil lieu. Les supérieurs du jeune novice s’alarmèrent bientôt de l’exaltation farouche qui avait pris chez lui la place d’une solide piété. Ils représentèrent à Epigmenio que le démon, jaloux de ses mérites, lui tendrait quelque piège où il succomberait. L’avertissement était sage ; Epigmenio n’écouta rien. Bien plus, il s’isola presque entièrement de ses frères, et s’enferma plus obstinément que jamais dans sa cellule, espèce de sombre cachot dont les fenêtres s’ouvraient sur le bois qui entoure le couvent. C’était la plus triste cellule de ce triste cloître, et fray Epigmenio l’avait choisie de préférence à celles dont les croisées donnaient sur le jardin. La vue des fleurs semblait à ce rigide cénobite une distraction trop mondaine. Des flots de verdure noire constamment agités par le vent et encadrés dans un amphithéâtre de rochers aux formes fantastiques, voilà le paysage sur lequel Epigmenio