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se signait dévotement à chaque parole du moine, se garda bien de le presser de questions indiscrètes. Quelques instans après, nous sortions majestueusement de cette cabane, où notre entrée avait été si triste. Les Indiens nous rendirent nos armes et nos chevaux. Ce fut en vain toutefois qu’ils nous pressèrent de retourner à l’hôtellerie où on nous avait fait si mauvais accueil. Nous gardions rancune à ce village inhospitalier, et, malgré l’orage qui recommençait à gronder, nous piquâmes des deux sans prêter l’oreille à ces supplications intéressées.


IV.- FRAY EPIGMENIO

Déjà le village indien était à une lieue derrière nous. La route que nous suivions était plutôt un ravin qu’un chemin tracé par les hommes. Nous ne tardâmes pas à entrer dans une forêt de sapins qui s’étendait sur une chaîne de collines escarpées. L’obscurité, épaissie autour de nous par les cimes entrelacées des arbres, était si profonde, que nos chevaux ne pouvaient avancer littéralement qu’à la lueur des éclairs. Dans les intervalles qui séparaient les explosions de la foudre, ils s’arrêtaient immobiles et frémissans. Bientôt l’orage redoubla ; les troncs des sapins craquèrent sous l’effort du vent ; les cavités de la montagne se renvoyaient les éclats du tonnerre en effrayans échos. Puis les éclairs devinrent plus rares, et enfin ces clartés intermittentes, qui jusqu’alors nous avaient permis d’avancer insensiblement, nous furent tout-à-fait refusées. Un dernier coup de tonnerre assourdissant fut suivi d’une pluie torrentielle. Il nous était devenu impossible à la fois de marcher en avant et de rebrousser chemin. Convertis par les ténèbres en autant de statues équestres, nous dûmes nous héler pour connaître nos positions respectives. Je m’aperçus alors que j’étais fort près de fray Serapio. Quant à nos trois compagnons, leurs voix nous arrivèrent à peine comme un écho lointain au milieu des sifflemens de la rafale. Nous nous trouvions dispersés sans espoir de nous rejoindre peut-être de toute la nuit, et forcés d’accepter, chacun à l’endroit où les ténèbres le clouaient, la menaçante hospitalité de la forêt.

— Puisque nous voilà condamnés à rester immobiles comme la statue de Charles IV à Mexico, dis-je au franciscain, ne serait-ce pas le moment de me raconter l’histoire de votre ami fray Epigmenio ?

— De fray Epigmenio ! s’écria le moine. Ce n’est pas une histoire à conter par un temps et dans un lieu semblables. Quand j’entends les arbres pleurer comme des ames en peine, quand j’entends les torrens rugir comme des bêtes fauves, alors, je rougis de l’avouer ; j’ai peur.

Un long silence suivit ce court échange de mots. — Où sommes-nous ? demandai-je enfin à fray Serapio.