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temps de notre liaison, le franciscain se montrait avec moi plus défiant, plus mystérieux que je ne l’aurais voulu ; mais j’avais découvert un moyen sûr de mettre cet excès de circonspection en défaut. J’exaltais avec une feinte bonhomie les vertus chrétiennes de mon vénérable ami, et tout aussitôt fray Serapio, qui avait une prétention singulière chez un moine, la prétention du vice, répondait à mes éloges par des révélations fort peu édifiantes. Cette fois l’expédient me réussit comme d’ordinaire. Le franciscain m’avait assuré d’un air contrit qu’il ne s’était déguisé que par la volonté de Dieu.

— Comme toujours, vous avez obéi à cette volonté en respectueux serviteur, dis-je gravement.

Le moine s’inclina en mettant son cheval au pas.

— Il a plu à Dieu, reprit-il, que son serviteur se dépouillât de son habit pour sauver un chrétien près de quitter ce monde.

— Saint Martin ne donnait aux pauvres que la moitié de son manteau ; qu’était sa charité près de la vôtre ?

Le franciscain haussa les épaules.

— Hélas ! murmura-t-il, c’est un riche qui a mon froc, et je ne mérite pas d’être comparé à saint Martin.

— Je vous reconnais bien, c’est ainsi que les vertus les plus éminentes cherchent toujours à se rabaisser elles-mêmes.

Accablé de mes éloges, le moine renonça à dissimuler plus long-temps.

— Parbleu ! répondit-il d’un ton tout-à-fait cavalier, les gens dévots ont l’habitude de se faire enterrer dans des habits de moine ; plus ces habits sont usés et plus ils ont de prix à leurs yeux. Mon froc était, à ce compte, d’une valeur inestimable ; je l’ai donc vendu le double de ce que m’avait coûté un neuf, et, par-dessus le marché, j’ai pris dans la garderobe du moribond l’équipement que vous me voyez aujourd’hui.

Le soleil s’était couché, et la lune, qui se levait, éclairait devant nous la campagne déserte. Nous rejoignîmes d’un bond nos compagnons, qui nous précédaient. Arrivé au sommet d’une petite éminence, je jetai un dernier coup d’œil sur le canal et les plaines de la Viga, qui se montraient à mes yeux sous un aspect encore nouveau pour moi, l’aspect solennel d’une nuit tropicale. La lune éclairait les lagunes, le canal et la chaussée, devenus silencieux. Le calme le plus profond avait remplacé le mouvement et le bruit ; le silence n’était troublé que par les mugissemens éloignés des taureaux, redevenus possesseurs de leurs savanes. Les mouches à feu étincelaient dans les hautes herbes, et les feux des bergers brillaient seuls au milieu des pâturages.