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secouée, s’éloigne des côtes ; puis tout à coup elle revient furieuse et semble pousser ses flots à la conquête de l’ennemi qui la trouble. Il se répand dans l’air certains symptômes mystérieux, alarmans qui se manifestent par le vol inégal et incertain des oiseaux. Les animaux devinent instinctivement le danger, les chiens font entendre un hurlement plaintif, les rats désertent avec effroi leurs retraites souterraines, et les chevaux hennissent comme à l’approche d’une bête féroce. Nous avons assisté quelquefois aux scènes de terreur qui suivent ces horribles secousses. Je me souviens d’un tremblement de terre qui troubla une tertullia des plus animées. On dansait ; la joie s’épanouissait sur tous les visages et allumait un éclair dans tous les yeux. Tout à coup un grondement sourd retentit, les vitres frémirent comme ébranlées par le passage d’un convoi d’artillerie ; les lampes vacillèrent, et la maison trembla de la base au faîte. En même temps le plâtre du plafond s’écailla et neigea sur nous en paillettes brillantes. Un de ces cris de détresse qui font refluer le sang au cœur s’éleva déchirant, unanime. En un clin d’œil, le salon fut vide. Nous courûmes vers le balcon. La lune éclairait la rue ; une multitude bruyante, éplorée, la remplissait. Les maisons s’étaient vidées aussi vite que si des ressorts intérieurs en avaient chassé les habitans. Ceux-ci, agenouillés dans la poussière, se frappaient la poitrine, tendaient vers le ciel des bras supplians, et ces mots : Misericordia ! Ay de my ! répétés par cent voix différentes, dominaient la rumeur. Après dix minutes d’attente, l’inquiétude se calma, le bruit s’éteignit, et chacun se hasarda à rentrer dans sa demeure. En voyant pendant ces quelques instans l’impassibilité des hommes faire place à une émotion qui baignait leurs fronts de sueur, nous avons compris que ce danger était le seul peut-être dont l’habitude ne tempérait jamais l’épouvante.

A part ces rares momens d’oubli, l’impassibilité des Chilenos ne se dément guère ; c’est au point qu’il est assez difficile d’apprécier au Chili le caractère des hommes. Les Chilenos, on l’a déjà vu, sont peu expansifs de leur nature, et, soit que leurs pères leur aient transmis un peu de cette vieille haine espagnole contre la France, soit qu’ils se souviennent avec amertume de l’hésitation qu’apporta le gouvernement de la branche aînée des Bourbons à reconnaître l’indépendance de leur pays, ils sont, vis-à-vis des Français, d’une extrême réserve. Néanmoins des relations tant soit peu suivies font bientôt découvrir en eux une grande affabilité et des tendances généreuses qu’une défiance excessive arrête seule dans leur essor.

L’amour de la patrie est le principal trait du caractère chileno. Ce fut à ce sentiment que, dans les dernières luttes du Chili contre l’Espagne, le général San-Martin dut de pouvoir reconstituer l’armée patriote, défaite pendant la fatale nuit de Talca. On vit à cette époque